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peu d’argent pour leur acheter du maïs et se procurer un souper à lui-même. J’étais tellement las, que je fis tout ce qu’on voulait, d’autant mieux que l’alcade de Corona, sur ses pouces en croix qu’il baisait dévotement, me jurait que nous aurions des baudets en masse pour le demain, et qu’il retiendrait provisoirement les baudets présens.

Le lendemain, à huit heures du matin, rien n’avait encore paru. J’envoyai, chez l’alcade, l’alcade était aux champs. Nous allâmes frapper de porte en porte, suppliant qu’on nous accordât quatre pauvres baudets pour nous porter à Copacabana, offrant de payer le prix qu’on en demanderait : vaines prières ; on répondit, humblement qu’il n’y avait pas une oreille de baudet à deux lieues à la ronde. Il fallut bien se ressouvenir de la merveilleuse recette de Puño, et, entendant braire une bourrique dont on cherchait en vain à étouffer la voix, je m’en emparai, ainsi que d’un ânon que je jugeai capable de porter son cavalier. Les deux bêtes furent sellées, et nous partîmes laissant tous nos effets en arrière. Alors des femmes et des enfans sortirent de leurs cabanes, et nous suivirent en priant, pleurant, hurlant ; mais nous étions insensibles à ces lamentations vociférées dans la langue aymarienne le plus dur baragouin à doubles lettres qui m’ait jamais écorché les oreilles. Plus de vingt hommes assemblés sur les hauteurs regardaient le conflit sans oser y prendre part. Nous chevauchions, toujours suivis et entourés de la troupe éplorée, quand un arriero, rencontré en chemin, leur expliqua que nous étions d’honnêtes viracochas (étrangers), que nous paierions ce qu’on demanderait, mais que nous voulions des bêtes à toute force pour aller à Copacabana. Le tumulte s’apaisa. Deux vieilles mégères, propriétaires de la bourrique et de l’ânon, promirent que, si nous voulions restituer la mère et l’enfant, elles nous feraient trouver dans Corona même une douzaine d’ânes et de mules qu’on avait cachés en notre honneur. La proposition fut acceptée, et nous revînmes au village ; mais, ô comble d’audace ! un groupe d’indiens s’était formé près de la maison où nous avions couché, et, l’alcade en tête, ils jetaient nos bagages sur la route, En nous voyant, l’alcade s’arma du sourire le plus gracieux, distribua quelques coups de canne aux Indiens qui se permettaient de laisser tomber les effets de ma seigneurie, et cinq minutes après dix baudets étaient à nos ordres, et l’alcade lui-même s’empressait de les charger. Nous quittâmes le village accompagnés des bénédictions de la population tout entière.

Ces étranges incidens peuvent mieux faire connaître le caractère et la condition des Indiens que bien des pages de réflexions morales. — L’alcade de Taquiri mentait pour se débarrasser des blancs, avec qui il savait qu’il n’y a jamais rien à gagner ; les bateliers indiens s’enfuyaient sans attendre leur paiement, pour ne pas être forcés d’aller