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ne connaissait guère Ariel et Titania, lorsque M. Guizot entreprit de nous les révéler pleinement. Ainsi, quoi que nous puissions penser de l’ostentation avec laquelle il a prodigué son savoir historique, nous sommes forcés de louer la sagacité de son esprit. Les opinions accréditées aujourd’hui sur le théâtre anglais sont presque toutes puisées dans son travail. Les idées que la foule se passe de main en main comme une monnaie courante, c’est lui qui les a mises en circulation. Peu importe qu’elles appartiennent à Schlegel ; malgré la version française des leçons du professeur allemand, il est probable que Shakespeare serait encore chez nous ignoré ou méconnu du plus grand nombre, si M. Guizot n’eût pris la peine de nous l’expliquer.

Je regrette pourtant que l’auteur de ce travail ingénieux n’ait pas compris la nécessité d’opposer à la fantaisie vagabonde de Shakespeare le génie contemplatif de Molière. Cette comparaison était d’autant plus opportune qu’elle pouvait servir à combattre les paradoxes que Schlegel a mêlés aux plus incontestables vérités. Ni Shakespeare, ni Gozzi, ni Tieck n’ont pu changer la nature de la comédie. Malgré les applaudissemens très légitimes qu’ils ont recueillis, Molière, dans le domaine comique, leur est très supérieur, car il a trouvé moyen de concilier la gaieté avec la peinture de la vie réelle. Or, Wilhelm Schlegel n’avait pas craint de mettre le Roi de Cocagne au-dessus des Femmes savantes, et ce paradoxe méritait une réfutation : discuter la valeur littéraire de Legrand eût été peine perdue, mais il convenait d’opposer au Songe d’une nuit d’été l’École des Femmes ou le Misanthrope. Il n’était pas inutile de montrer que le génie de Shakespeare, malgré sa pénétration et sa fécondité, n’a pourtant pas entrevu la nature de la comédie. Les œuvres qu’il a baptisées de ce nom forment un genre à part, dont la poétique française ne s’est jamais occupée. M. Guizot s’est contente d’indiquer cette distinction ; il eût agi sagement en la développant.

M. Guizot parle des tragédies de Shakespeare avec un discernement que je me plais à reconnaître. Il ne confond pas dans une commune admiration toutes les œuvres qui portent ce nom. Il préfère, et à bon droit, Othello, Hamlet, Roméo, le Roi Lear, Macbeth. C’est une manière victorieuse de prouver qu’il a souvent lu et analysé les tragédies dont il nous entretient. Nous sommes trop souvent condamnés à voir l’admiration prodiguée sans réserve à toutes les pensées, à toutes les intentions de Shakespeare. M. Guizot, qui a long-temps vécu dans le commerce familier de ce poète privilégié, n’oublie jamais pourtant que, dans les couvres mêmes du génie, il faut faire un choix. Il n’est permis qu’aux ignorans de mettre sur la même ligne les idées ébauchées et les idées complètement exprimées. Or Shakespeare, bien qu’il occupe dans l’histoire de la poésie dramatique un des rangs les plus glorieux, n’a pas toujours pris la peine de nous révéler ce qu’il voulait sous une