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à nos palais barbares, comme à celui de nos matelots l’âpre bouquet des vins de Portugal ou de Catalogne.

Le taon-tai nous fit avec une grace parfaite les honneurs de son palais. Il fut gai, bienveillant, naturel, et parut répondre à nos questions avec une sincérité bien rare chez un fonctionnaire chinois. Quand nous lui parlâmes des armées du Céleste Empire vaincues par une poignée d’étrangers, il n’hésita point à convenir de l’impuissance des milices provinciales : il avoua que toutes ces troupes rassemblées sous l’étendard vert, divisées en ma-ping (cavalerie), pou-ping (infanterie), shéou ping (garnisons sédentaires), n’étaient point en état de tenir tête à quelques régimens européens ; mais il s’étendit avec orgueil sur les mérites des bataillons tartares concentrés autour de Pe-king ou dispersés sur les frontières du nord, dont il portait l’effectif à plus de cent mille hommes, et dont l’entretien coûtait, suivant lui, près de 120 millions de francs à la cour impériale. Il vanta la valeur et la discipline de ces troupes d’élite, qui avaient dompté les Eleuthes et les Usbeks, qui eussent repoussé en 1842 les barbares, si l’empereur eût consenti à se séparer des plus fidèles gardiens de son trône. Ce fut encore Lin-kouei qui nous apprit que le code militaire prononçait la peine de mort contre le soldat chinois ou tartare qui, à l’heure du combat, ne marchait point en avant dès qu’il entendait le tambour, ou ne s’arrêtait point dès que résonnait le gong, contre celui qui décourageait ses compagnons par des histoires de démons ou de fantômes, qui rôdait autour des tentes du général pour surprendre le secret de ses conférences, qui assassinait un homme paisible et venait se vanter d’avoir tué un ennemi, qui, chargé d’une reconnaissance, n’osait point l’exécuter et n’en faisait pas moins son rapport, qui se targuait effrontément de services imaginaires ou s’attribuait, comme Falstaff, les hauts faits des autres.

Malgré son long commerce avec « le plus saint instituteur des temps anciens[1], » malgré le discrédit dans lequel les habitudes d’une longue paix ont laissé tomber parmi les sujets du Céleste Empire le métier des armes, Lin-kouei avait gardé de la nature sauvage au milieu de laquelle s’étaient écoulées ses premières années je ne sais quel levain batailleur qu’aurait condamné la doctrine des sages. Comme ce berger qui, devenu ministre, avait secrètement emporté sa houlette à la cour, Lin-kouei, devenu mandarin civil, avait caché dans un coin de son palais son cheval de bataille. Ce fonctionnaire mantchou, sur la poitrine duquel brillait cependant le pacifique emblème de la cigogne, voulut nous montrer quelle figure il aurait pu faire à la tête d’un escadron d’archers ou de mousquetaires. Il fit amener devant le péristyle sous lequel nous étions assis son coursier tartare, horrible petite bête à

  1. Tel est le titre qui fut accordé par la dynastie des Ming au philosophe Confucius.