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au chapeau conique surmonté d’une plume grise, armés de fouets et agitant des fers, les hérauts écartant la foule par leurs cris barbares, les licteurs, le bambou sur l’épaule, prêts à bâtonner les récalcitrans, les satellites rangés de chaque côté de la litière de son excellence, les serviteurs portant les uns des parasols d’honneur, d’autres les tablettes rouges, sur lesquelles se lisaient en caractères d’or tous les titres du mandarin civil. Le taou-tai parut enchanté de nous retrouver dans le salon de Mgr Maresca ; mais, quand il eut serré la main des officiers de la Bayonnaise, il remarqua avec étonnement un visage inconnu dans les rangs de ses anciens amis. Un homme vêtu d’une longue robe noire, aux cheveux flottans sur les épaules, à la barbe soyeuse, était assis à côté du ministre de France. Avant que Lin-kouei eût pu demander les titres de ce nouveau personnage, le père Huc, — car l’inconnu n’était autre que ce célèbre missionnaire, qui, ayant pris passage à Macao sur la Bayonnaise pour se rendre à Shang-hai, n’avait pas quitté l’évêché depuis le jour de notre arrivée, — le père Huc se leva, et, s’avançant vers le taou-tai, lui adressa la parole en mandchou.

Il faut renoncer à peindre la surprise du surintendant. Depuis le règne de Kang-hi, la nationalité mantchoue s’est trouvée comme étouffée sous les émigrations qui, en dépit de tous les édits du souverain, n’ont cessé de se précipiter en dehors de la grande muraille. L’usure chinoise a conquis la Mantchourie sur les conquérans du Céleste Empire. Asservis par la civilisation efféminée des vaincus, dépossédés du sol natal par l’astuce d’une race avide et patiente, les Mantchoux en moins de deux siècles ont tout perdu : leurs mœurs, leur pays, leur langage même. La langue mantchoue, autrefois honorée à la cour de Pé-king, n’est plus aujourd’hui qu’une langue morte, cultivée par de rares adeptes, conservée comme un dernier souvenir de la patrie par les sujets de Tao-kouang ou de Y-shing qui portent encore sous l’uniforme chinois un cœur vraiment tartare. Un Européen lui adressant la parole dans cette langue sacrée dont les accens n’avaient pas depuis bien des années frappé ses oreilles devait donc paraître une merveille à Lin-kouei. Le père Hue avait long-temps vécu sur les confins de la Chine et de la Mongolie ; il avait accompli, avec M. Gabet, ce remarquable voyage qui, à travers les grandes solitudes de la terre des Herbes, les monts sablonneux des Ortous et les plateaux de la HauteAsie, avait conduit les deux apôtres jusqu’au sein de la capitale du Thibet[1]. Le père Hue avait étudié dans les lamaseries mongoles les dernières transformations des doctrines bouddhiques ; il parlait avec la même facilité le chinois, le mongol, le mantchou et le thibétain. Lin-kouei demeurait suspendu aux lèvres du savant lama du ciel d’Occident.

  1. Ce voyage a été l’objet d’un travail publié par la Revue, livraison du 15 juin 1850.