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leur âge. Rousseau avait ce genre de sensibilité à la fois ardente et faible que nous essayons de définir ; elle l’a servi dans ses ouvrages et l’a égaré dans la vie. Dès son enfance, Jean-Jacques Rousseau avait lu beaucoup de romans, et ce genre de lecture avait encore développé cette sensibilité qui commence par être un charme, et qui finit par être une maladie. « Je n’avais aucune idée des choses, dit-il dans ses Confessions, que tous les sentimens m’étaient déjà connus ; je n’avais rien conçu, j’avais tout senti. Les émotions confuses que j’éprouvai coup sur coup n’altéraient point la raison que je n’avais pas encore ; mais elles m’en formèrent une d’une autre trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques dont l’expérience et la réflexion n’ont jamais bien pu me guérir[1]. »

Pour un homme sensible, ce qu’il y a de pis au monde, c’est d’avoir à se conduire lui-même, c’est de n’avoir pas un état qui règle ses actions et trace d’avance sa carrière, c’est de n’avoir pas une famille qui lui serve d’appui et de barrière contre ses fantaisies, ou, à défaut de famille, un guide éclairé et ferme. Les hommes sensibles ressemblent aux femmes par beaucoup de traits, mais par celui-ci surtout : ils ne font pas eux-mêmes leur destinée ; il faut qu’ils la reçoivent toute faite des mains de leur famille ou des mains d’un bon directeur, sinon ils la reçoivent du hasard ou des passions. Rousseau, malheureusement, quitta dès sa première jeunesse sa patrie, sa famille, son état, tout ce qui pouvait le guider et le soutenir. Au lieu de ces appuis salutaires, il eut pour guide et pour directeur Mme  de Warens. Ainsi dans son enfance les romans, et dans sa jeunesse la femme philosophe, c’est-à-dire la femme qui n’a plus les vertus de son sexe et qui ne peut pas avoir les qualités du nôtre, partout la fausse moralité au lieu de la vraie, voilà ce que Jean-Jacques Rousseau rencontra à son entrée dans la vie. Il regrette éloquemment de n’avoir pas conservé l’état que voulait lui donner son père et de n’avoir pas été graveur ; mais il ne regrette nulle part d’avoir aimé Mme  de Warens. L’histoire même de sa vie témoigne, à défaut de ses regrets, contre Mme  de Warens, car c’est dès ce moment que commença pour Jean-Jacques cette vie d’exception qu’il a toujours menée, et que l’éclat de sa gloire n’a fait que rendre plus singulière, sans la rendre jamais plus douce et plus honorable.

La femme est encore plus faite que l’homme pour vivre sous le joug de la règle. Il faut seulement que le poids de la règle lui soit allégé par l’affection. Elle ne peut pas vivre seule ; elle est faite pour la famille ; elle en est le centre, sinon le principe ; elle en est le cœur, sinon la tête. Quand elle est hors de ce milieu grave et doux, elle se consume par le chagrin et par l’aigreur, ou elle s’altère par la corruption.

  1. Confessions, livre Ier.