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des Charmettes, n’avait guère pu apprendre à goûter les délicatesses de l’amour ; il fut donc avec Thérèse ce qu’il avait été avec Mme de Warens : la facilité de l’occasion en fit le charme, et comme auprès de Mme de Warens il rêva le reste.

S’il a peint Thérèse sous des traits moins gracieux et moins attrayans que Mme de Warens, il ne faut pas s’en étonner. Mme de Warens fut l’émotion de sa jeunesse ; Thérèse fut la compagne de sa vie. Mme de Warens lui apparaissait dans le lointain de ses souvenirs et de ses regrets, et le lointain adoucit tout. Thérèse représentait la vérité revêche et dure de l’expérience.

Entre Mme de Warens et Thérèse, l’avantage, quoi que fasse Rousseau dans ses peintures, est pour Thérèse. Elle est plus femme, car elle est mère, et elle veut garder et élever ses enfans. Je ne sais rien dans les Confessions qui soit plus curieux et plus instructif que la lutte que Rousseau a à soutenir contre Thérèse, qui refuse de mettre ses enfans à l’hôpital. Cette pauvre servante d’auberge, qui n’a ni esprit ni instruction, l’inspiration maternelle l’élève et l’affermit contre les sophismes odieux de son amant. Elle n’est ni femme philosophe, ni femme sensible ; elle est mère, et cela lui suffit pour sentir et pour vouloir son devoir. « Je m’y déterminai gaillardement sans le moindre scrupule, dit Rousseau racontant comment il mit ses enfans à l’hôpital, et le seul que j’eus à vaincre fut celui de Thérèse, à qui j’eus toutes les peines du monde de faire adopter cet unique moyen de sauver son honneur. » Voilà encore un des traits les plus caractéristiques de la sensibilité : elle est incapable de reconnaître le devoir, quand le devoir se montre sous la forme d’un embarras ou d’un sacrifice, quand il n’est pas accompagné d’une émotion et d’un plaisir.

J’ai montré comment avait fini le roman des Charmettes, et à quelle liaison, à quels sentimens avait abouti à Paris le héros de ce roman : la fin de Mme de Warens est encore plus triste, et je ne m’en étonne pas. — La femme, quand elle finit mal, finit toujours plus mal que l’homme, et ses malheurs ont l’inconvénient d’être presque inévitablement honteux. Écoutez comment Rousseau lui-même raconte les derniers temps de Mme de Warens : « À Lyon, je quittai Gauffecourt pour prendre ma route par la Savoie, ne pouvant me résoudre à passer derechef si près de maman sans la voir. Je la vis… Dans quel état, mon Dieu ! quel avilissement ! Était-ce la même Mme de Warens, jadis si brillante, à qui le curé de Pontaverse m’avait adressé ? Que mon cœur fut navré !… » — « Je lui fis encore quelque légère part de ma bourse, bien moins que je n’aurais dû, bien moins que je n’aurais fait, si je n’eusse été parfaitement sûr qu’elle n’en profiterait pas d’un sou. » — « Ah ! c’était alors le moment d’acquitter ma dette. Il fallait tout quitter pour