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retoucher le poème et la musique de la Reine de Navarre, qu’il voulait faire jouer devant le roi. Le poème de cet opéra était de Voltaire et la musique de Rameau. Il ne s’agissait que de changer les vers et les airs de quelques divertissemens qu’il fallait mettre à la mode du jour. Plus confiant comme musicien que comme poète, Rousseau se mit hardiment à retoucher la musique de Rameau sans lui en demander la permission ; mais il mit plus de façons avec Voltaire, et lui écrivit une belle lettre bien humble. Voltaire lui répondit par une lettre complimenteuse et leste, comme il savait les faire. Ces deux lettres sont curieuses. Vous avez lu dans La Bruyère la description du pauvre et du riche. Le riche, qui a le teint frais et le visage plein,… qui déploie un ample mouchoir et se mouche avec grand bruit,… qui s’enfonce dans son fauteuil quand il s’assied et croise les jambes l’une sur l’autre ;… le pauvre, qui a les yeux creux, le teint échauffé et le visage maigre, qui, si on le prie de s’asseoir, se met à peine sur le bord d’un siège,… qui tousse et se mouche sous son chapeau et crache presque sur soi[1] : c’est l’image fidèle de ces deux lettres, l’une de Rousseau encore obscur et méconnu, l’autre de Voltaire déjà illustre et partout accrédité. Si nous en croyons Rousseau, l’opéra de Rameau retouché par lui eut un grand succès ; mais M. de Richelieu, son protecteur, partit pour Dunkerque, oublia la Reine de Navarre, et Rousseau, qui ne reçut pas d’honoraires pour la peine qu’il avait prise, s’en consola, dit-il, avec son insouciance habituelle. Il fit bientôt recevoir aux Italiens sa petite pièce de Narcisse ; cela lui valut ses entrées, et voilà tout. Il lui fallait pour vivre quelque travail plus lucratif et plus régulier que ces tentatives musicales et littéraires. Il y avait parmi les personnes qui le protégeaient M. de Francueil, qui, quoique homme du monde, avait des prétentions scientifiques et visait à l’Académie des Sciences ; il voulait pour cela faire un livre, et il croyait qu’il aurait besoin de Rousseau pour son livre. Mme  Dupin méditait aussi de faire un livre, et pensait que Rousseau lui serait un secrétaire utile. Ils prirent donc Rousseau en commun comme une sorte de collaborateur. L’emploi était vague et peu laborieux peut-être ; il n’y avait que 900 fr. de traitement. Ce fut alors que Rousseau alla passer quelque temps à Chenonceaux, car les châteaux des rois commençaient dès ce moment à être possédés par les fermiers-généraux, et c’est là qu’il fit ses meilleurs vers, l’Allée de Sylvie. Ce fut aussi pendant son secrétariat auprès de Mme  Dupin et de M. de Francueil qu’il commença à connaître Mme  d’Épinay. M. de Francueil, qui était alors l’amant de Mme  d’Épinay, introduisit Rousseau dans la société de Mme  d’Épinay, et bientôt

  1. La Bruyère. Chap. VI, Des Biens de fortune.