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qui s’étonnent de ces changemens soudains, qui ne les acceptent pas, qui reviennent à l’œuvre commencée, au modèle choisi, et qui voudraient se continuer encore à l’instant où tout s’interrompt. Ici, l’on voit s’arrêter un ouvrage de circonstance dont les premiers feuillets, dispersés par les vents contraires, s’envolent tristement vers le passé ; là, des imitateurs obstinés s’efforcent de remonter le courant, de ranimer des traditions éteintes, de se rattacher à d’autres dates littéraires, interrompues jadis par d’autres crises, et deux fois vieillies en vingt ans par nos perpétuelles vicissitudes. Qui ne se souvient du beau vers de Lucrèce :


Et quasi cursores vitaï lampada tradunt ?


Les événemens, hélas ! ne ressemblent pas toujours à ces coureurs du poète, qui se transmettent de main en main les flambeaux de l’intelligence et de la vie.

N’est-ce pas une marque de faiblesse pour les ouvrages de l’esprit que d’être trop renfermés dans le présent, de dépendre trop absolument de la durée même des situations qui les inspirent, des ridicules qu’ils frondent et des personnages qu’ils retracent ? Il existe un excellent moyen pour se mettre à l’abri de ces brusques variations de l’atmosphère : c’est de recourir au procédé des maîtres qui, tout en effleurant le côté accidentel de leur sujet, savent le féconder, l’élargir, le fondre avec le côté impérissable qui est la vraie comédie humaine. Ainsi a fait Lesage, et l’aimable souvenir de Gil Blas revient à toutes les mémoires, lorsqu’on pense à ce qu’il y a de fragile et de tristement éphémère dans certaines œuvres contemporaines. Un nouveau Gil Blas, un Gil Blas lancé à travers nos sociétés modernes, et qui, désabusé, sans emphase, nous raconterait son odyssée, ses illusions et ses mécomptes, n’y aurait-il pas là, dans cette donnée si simple, le sujet d’un livre piquant et vrai, d’un livre à moitié fait déjà, et dont les événemens se chargeraient de tourner les pages, au lieu de les déchirer ? Une telle œuvre, écrite par un observateur pénétrant, par un moraliste ingénieux, qui nous avertirait de nos travers en nous laissant le soin de nous en corriger, serait assurément bien préférable à quelques-uns de ces romans dont nous avons à parler aujourd’hui, et où s’exagèrent des formes littéraires qui ont fait leur temps et qu’on ne ressuscitera pas.

L’auteur d’Une Vieille Maîtresse, M. Barbey d’Aurevilly, remonte tout simplement à lord Byron à travers M. de Balzac. Le sombre fatalisme de l’un, la phraséologie excessive de l’autre, le tout mêlé d’une forte dose de dandysme à la Brummel, telle est l’inspiration évidente de ce récit étrange qui ne manque assurément ni d’éclat ni de verve, mais où tout est gâté par une affectation désastreuse. Si de pareils livres réussissaient, s’il fallait y voir un progrès, et non pas le dernier soupir d’un genre suranné, on devrait immédiatement jeter au feu Manon Lescaut, Adèle de Sénanges, Zadig, Paul et Virginie, Frédéric et Bernerette, toutes les œuvres, en un mot, où se retrouvent les vrais caractères de l’esprit français, c’est-à-dire la simplicité, la grace et le naturel. Buffon mettait des manchettes pour tracer ses magnifiques tableaux : on dirait que l’auteur d’Une Vieille Maîtresse a mis, pour écrire son roman, le costume de Jean Sbogar, de lord Ruthven ou de Lara. Peut-être aurions-nous le droit de lui adresser de plus sérieux reproches. Il s’exhale de ces pages bizarres je ne sais quelle vapeur malsaine, qui monte au cerveau comme ces liqueurs chargées