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Nous le répétons, la donnée de l’Imagier de Harlem avait de l’audace et de la grandeur. Satan, devenant, dès le début, l’auxiliaire apparent et l’ennemi secret de Laurent Coster l’inventeur de l’imprimerie, s’efforçant d’entraver, d’anéantir sa sublime découverte, et le faisant passer par une série de douloureuses épreuves, n’est pas peut-être d’une théologie bien exacte ; peut-être aussi les spectateurs, ayant trop présente à l’esprit leur histoire contemporaine, avaient-ils le droit de sourire un peu, et se résignaient-ils difficilement à croire que le malin esprit ait été, dès le principe, l’ennemi naturel et acharné de l’imprimerie. N’importe : nous ne demandions pas mieux que de nous livrer à la légende, de nous laisser emporter par elle à travers les âges, et d’assister aux souffrances de l’inventeur, ce thème si pathétique et si émouvant. Malheureusement l’idée première a disparu ; les alexandrins rangés en bataille, au grand soleil de la Cannebière, ont fait fuir à tire d’aile et se cacher dans quelque forêt allemande tout ce que le sujet pouvait offrir de mystérieux et de fantastique, tout ce qui aurait pu garder le vrai caractère de la légende, et il n’est resté qu’un froid mélodrame, où l’abus du merveilleux et la multiplicité des noms historiques ne font que mieux ressortir les vulgarités de l’exécution. Le Satan de M. Méry, malgré sa cambrure et son fauve panache, n’est qu’un Géronte que tout le monde dupe, et qui se console en faisant des vers.

Tout cela n’empêchera probablement pas cet Imagier et ces Marionnettes d’être bruyamment loués par ces juges officiels qui distribuent aujourd’hui, avec une égale insouciance, le blâme et l’éloge : éloge de parti pris, qui n’engage à rien, qui ne tire point à conséquence, et qui fait partie d’une sorte d’arrangement collectif, où chacun met et retire le même enjeu. Ce qu’il y a de plus difficile à présent, c’est de connaître la valeur réelle d’une œuvre ou d’un artiste d’après ce qui s’en écrit. L’autre jour, à l’Opéra, une cantatrice inexpérimentée, Mme Tedesco, chantait l’admirable rôle de Fidès dans le Prophète. Aussitôt on l’a comparée à Mlle Alboni, à Mme Viardot ; on a établi entre elles un parallèle qui pourrait faire croire à une égalité, à une balance exacte des qualités et des défauts, et il ne s’est trouvé personne pour écrire la vérité, c’est-à-dire que Mme Viardot a du talent, mais une voix brisée ; que Mme Tedesco, malgré quelques belles notes, est une écolière dont la voix molle tombe à chaque phrase, et que Mlle Alboni les domine toutes deux de toute l’incomparable beauté de son organe, de toute l’irréprochable perfection de sa méthode. Pareille chose est arrivée pour Mlle Sophie Cruvelli. À entendre ses admirateurs, ce n’était rien moins que Judith Pasta à vingt ans, la Malibran ressuscitée et revenant chanter le Saule devant une salle frémissante. Nous avons entendu Mlle Cruvelli dans la Figlia del Reggimento : c’est, à coup sûr, une nature richement douée. Voix vibrante, figure expressive, regard de feu, ame, passion, heureuses audaces, elle a tout ce qu’il faut pour devenir un jour une grande cantatrice. Elle promet tout ; mais, pour le moment, que donne-elle ? Ce chant inégal et rude, ces éclats soudains, cette ignorance ou ce dédain des demi-teintes, ce corps et ces bras qui se meuvent par saccades et par soubresauts, est-ce donc là l’héritière directe des Pasta et des Malibran ? Qu’on y prenne garde, une jeune cantatrice qu’on loue un peu trop, assurément ce n’est pas là un bien grand crime : c’est quelque chose pourtant, et ce léger indice se rattache à un système général qu’il convient de signaler. Si vraiment, comme on l’assure, la littérature doit regagner en importance ce qui se perd