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succès de notre manœuvre. Deux bandes de ris furent ramassées pli à pli sur les vergues, et dès que la toile, soustraite à l’action du vent, eut été assujettie par de nombreuses garcettes, nous établîmes nos huniers, dont la surface se trouvait ainsi considérablement réduite, puis nous virâmes lentement sur notre chaîne. À peine l’ancre fut-elle dérapé à peine la corvette, libre de toute entrave, eut-elle obéi à l’impulsion de ses voiles, que les difficultés de notre appareillage nous apparurent tout entières. Obligés de faire un long détour pour passer au sud du plateau qui obstrue l’entrée de la baie, il nous fallait serrer le vent de nouveau pour doubler la pointe Oroté. La mer, qui venait se briser au pied de ce sombre promontoire, jetait ses embruns jusqu’au sommet de la falaise et semblait menacer d’une destruction imminente la corvette, qui, brusquement ramenée vers le lit du vent par son gouvernail, inclinée sous ses huniers et labourant de la gueule de ses canons la crête de la vague, s’engageait hardiment dans la passe. Nous ne pûmes voir sans un peu d’émotion le navire qui portait notre fortune militaire et notre avenir raser à moins d’un quart d’encâblure cette côte écumante ; mais notre inquiétude n’eut que la durée d’un éclair. Dès que la pointe Oroté fut doublée, la corvette cessa de serrer le vent, et, fuyant avec un sillage plus rapide devant la rafale, elle laissa bientôt derrière elle la longue chaîne de récifs, la falaise mugissante, la baie vaste et profonde. Si nous tournâmes encore nos regards vers l’île de Guam, ce ne fut plus que pour saluer d’un sourire de satisfaction et d’un dernier adieu ses rivages à demi effacés par la brume.

Les baromètres cependant, ces augures infaillibles des mers de l’Indo-Chine, avaient beaucoup baissé depuis le matin, et semblaient présager un inévitable typhon ; mais nous avions de l’espace devant nous, et la Bayonnaise, une fois loin de la côte, n’avait plus rien à craindre de la tempête. L’ouragan, en effet, suivit son cours habituel. Éloignés du centre du tourbillon, nous n’en éprouvâmes point toute la violence, qui se fit sentir deux jours plus tard aux îles Lou-tchou. Le vent tourna lentement vers le nord-ouest et vers l’ouest, passa un moment au sud-ouest et finit par se fixer au sud-est. Ce fut alors que le temps parut s’embellir. Après une nuit de rafales et d’éclairs, la nature se réveilla comme épuisée. Un vague brouillard que la brise n’avait point la force de dissiper errait sur le sommet des vagues, dont les longues ondulations devaient se propager des lointains rivages des Philippines jusqu’au-delà des îles Mariannes. Il fallut quelques jours pour que le ciel retrouvât sa sérénité et que la boule cessât de gonfler le sein de la mer. Enfin les flots s’aplanirent, les derniers nuages se dissipèrent, et une tiède brise de sud-est nous poussa lentement vers les îles Lou-tchou, que nous avions le dessein de visiter avant de nous rendre dans la baie de Manille.