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d’un ton jovial André, qui tendit au pêcheur un gobelet rempli jusqu’aux bords.

Lézin fit un mouvement de tête.

— À la bonne heure ! dit-il ; toi, tu es un vrai marinier, gai comme le soleil et coulant comme l’eau. Aussi que les barbillons me fassent frire si je ne te donne ma fille en mariage… quand j’en aurai une !

— Et quand il aura fait ses preuves de bon patron de barque, ajouta Méru, qui vidait son verre à petits coups ; car, au jour d’aujourd’hui, les gars commandent avant d’avoir obéi, les novices passent capitaines d’emblée ! Mais ce n’est pas le tout d’avoir une charreyonne sous les talons, il faut savoir lui faire suivre le chenal, éviter les glaces, franchir les ponts, se garer aux bons endroits, et conduire ses hommes d’amitié.

— Laissez donc ! s’écria le pêcheur en haussant les épaules, tout ça, ce n’est rien ; vous ne parlez que de l’accessoire !

— Qu’est-ce que tu appelles alors le principal ? demanda l’oncle d’Entine.

— Ce qui constitue vraiment le marinier.

— Et c’est quoi donc ?

— C’est la matelote, père Méru ! Celui qui la fera meilleure sera toujours le véritable ami de la rivière, comme aussi le plus soigneux et le mieux esprité.

Tous les bateliers se mirent à rire. — Foi de Dieu ! maître Prohibé a raison, dit le plus ancien ; j’ai toujours vu que les bons mateloteurs étaient les bons matelots.

— Alors c’est dit ! s’écria Lézin, qui laissa glisser de son épaule une poche en filet ; il faut connaître à fond le mérite de chacun. Voyons, jour du diable ! je propose un combat de matelotes entre les jeunes gars, voici le poisson ; le bonhomme Méru paiera la sauce !

— Convenu ! dit le batelier.

— Vite ! François, André, Simon, reprit le pêcheur, qu’on retrousse ses manches, mes petits, et qu’on matelote à mort ! Quand chacun aura fait son chef-d’œuvre, les anciens jugeront.

Il avait vidé la poche de poisson dans plusieurs assiettes que les jeunes mariniers vinrent prendre en riant.

Cette espèce de concours n’avait pour eux rien d’étrange ni de nouveau. Obligés le plus souvent, dans leur vie isolée de coureurs de rivière, de se suffire à eux-mêmes et de profiter des ressources les plus économiques, ils ne manquaient guère de les demander au fleuve qui les portait. Aussi l’art de préparer sa pêche était-il devenu, pour le batelier de Loire, une de ses sérieuses occupations. Il y avait mis en même temps sa gloire et sa sensualité. Par suite, la matelote de marinier avait conquis et a conservé une renommée qui, comme les trophées