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— C’est bon, on ouvrira l’œil, répondit Jacques avec impatience.

— Attendez, reprit le jeune homme, vous prendrez le gouvernail quand nous aurons doublé les îles.

— Et que le bateau se gouvernera tout seul, acheva ironiquement le marinier qui avait mis en doute l’habileté du vieillard.

Celui-ci se redressa ; le sang lui était monté au visage.

— As-tu entendu ? répéta-t-il à André.

— Un moment ! dit le jeune patron.

— Place à ton père ! cria maître Jacques, qui l’écarta d’un geste violent, et, s’emparant de la barre, imprima brusquement à la barge une autre direction.

André voulut l’arrêter ; mais le vieillard ne parut rien entendre. Tout son être avait subi une sorte de transfiguration. Le corps droit, la tête rejetée en arrière, un pied fortement arc-bouté au plat bord, et les deux mains appuyées au gouvernail, il avait pris une telle expression d’assurance et de commandement, que le jeune homme en demeura stupéfait. Son regard atone, habituellement perdu dans les vapeurs de l’ivresse, avait maintenant une acuité concentrée. Attaché sur le fleuve, il semblait en percer le voile et lire jusqu’au fond. Après avoir étudié quelques minutes le bouillonnement des eaux, il inclina de nouveau plus fortement. Les bateliers poussèrent un grand cri.

— Nous quittons le chenal ! répétèrent toutes les voix ; voyez, la barge navigue à travers les balises.

— La barre dessous, mon père, ou nous engravons, ajouta André ; à droite ! à droite !

— Évitez à droite ! dit Jacques d’une voix forte sans prendre garde aux avertissemens de son fils.

La barque venait, en effet, d’effleurer de ce côté une grève submergée. Les mariniers surpris se regardèrent.

— Que Dieu nous aide ! Les balises ont donc menti ? s’écria le jeune patron, qui se pencha vers le fleuve pour mieux voir.

— La balise reste, et le sable marche, fit observer Jacques ; de mon temps, on n’écrivait pas la route du marinier avec des branches de saule, nous savions la lire sur les eaux. À gauche, maintenant ; évitez à gauche ! Ne voyez-vous point l’eau qui tournoie et l’écume qui marque la barre de sable ? Ces signes-là ne sont pas de la main des hommes, ils ne trompent jamais.

Les bateliers obéirent cette fois, et leurs perches éloignèrent le bateau de l’atterrissement indiqué. Le vieillard continua à gouverner ainsi en traversant vingt fois la ligne du balisage, sans autre guide que l’aspect des courans. Ses compagnons, frappés de surprise, le regardaient en silence et exécutaient à l’instant ses moindres ordres. Ils atteignirent enfin l’orée du passage, à l’extrémité des deux îles, et entraient