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gens laissaient pauvre… le scélérat qu’ils maudissent l’enrichit… Malgré eux… j’aurai fini… par… une bonne action…

À ces mots, un sourire ironique effleura ses lèvres crispées ; il voulut ajouter encore quelque chose, mais le râle l’interrompit. Jacques effrayé appela sœur Claire, qui arriva avec le même visage immobile et s’agenouilla lentement près du fauteuil, tandis que le noyeur soutenait la tête flottante du mourant. Tous trois restèrent long-temps ainsi sans parler. Le soleil avait presque disparu, les oiseaux se taisaient ; tout était froid et morne. On n’entendait que cette respiration sifflante et toujours plus faible. Enfin, au moment où les dernières lueurs s’éteignirent sur les toits de la maison isolée, l’agonisant étendit les bras comme s’il eût cherché un point d’appui, ouvrit les freux, puis les referma avec un profond soupir. Jacques, qui s’était penché vers lui, écouta un instant, plaça la main devant ses lèvres et laissa échapper une exclamation. L’aveugle redressa la tête.

— Est-il entre les mains de Dieu ? demanda-t-elle.

Jacques répondit affirmativement ; elle se releva avec vivacité.

— Alors mon épreuve est finie ! s’écria-t-elle ; vous m’avez tirée de la fosse aux lions comme Daniel, ô Seigneur ! que votre saint nom soit béni !

Elle se signa deux fois et s’éloigna lentement. Le noyeur promena un instant autour de lui un regard épouvanté ; puis, cachant le portefeuille dans son sein, il s’enfuit, tandis que le cadavre, la tête renversée sur le bord du fauteuil, comme si ses traits livides eussent encore bravé le ciel, demeura abandonné sous le brouillard humide qui descendait avec les ténèbres.

Troublé par cette mort, par les souvenirs qu’elle lui avait rappelés et par la fortune inattendue qui venait d’enrichir son fils, maître Jacques alla d’abord droit devant lui, sans volonté et sans projet. Il était en proie à une sorte de vertige qui faisait passer les objets sous ses yeux confusément et comme dans un rêve. Il traversa ainsi le faubourg, arriva aux quais et franchit les premiers ponts ; mais là enfin la fatigue le força de s’arrêter et le ramena au sentiment du réel.

Il chercha dans la nuit devenue sombre, et aperçut, à l’entrée d’une des rampes qui descendaient à la Loire, une pauvre auberge dont les murs penchans et le toit effondré semblaient menacer ruine. Sur le tableau noir qui flottait près de la porte, entre deux couronnes de lierre, se dessinait confusément une ancre d’étain noircie par le temps et autour de laquelle l’œil le mieux exercé eût vainement essayé de lire une inscription effacée. Jacques n’en reconnut pas moins sur-le-champ le cabaret de l’Ancre d’argent, autrefois fréquenté par toute la jeune marine de la rivière. Sa solitude actuelle constatait encore une fois l’instabilité