Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/462

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

homme, torche et cheval s’étaient abattus demi-morts ; André avait relevé la torche, était monté sur un nouveau cheval et venait d’annoncer à Nantes l’approche du fléau.

La nouvelle avait aussitôt gagné comme un incendie. Les équipages des navires mouillés vers la Fosse s’étaient réveillés en sursaut, les mariniers avaient couru ; en un instant, les deux rives s’étaient trouvées bordées d’une multitude en mouvement, les ponts couronnés d’une guirlande de têtes agitées. On voyait scintiller les torches, on entendait se croiser les ordres et les appels. Tout ce qui pouvait briser le premier choc des glaçons était jeté dans la Loire. Déjà l’eau, plus violemment refoulée, faisait sentir leur approche. Enfin leur avant-garde se montra ; elle barrait la rivière dans toute sa largeur et s’avançait semblable à une armée de blancs fantômes secouant à la brise de nuit leurs manteaux neigeux.

Les riverains des grands fleuves savent seuls l’effroyable puissance de ces avalanches de glaces partant de la source, grossies en chemin et arrivant vers l’embouchure avec une force calme et implacable qui emporte tout sans combat. Eux seuls connaissent le frisson que fait courir dans tous les cœurs l’annonce du fléau, l’angoisse curieuse qui précipite tous les pas vers la rive, l’horreur des mille luttes engagées entre l’homme et les montagnes de glaces qui croulent du haut du fleuve, ensevelissant tout sous leurs ruines.

Entine, réveillée à la rumeur et aux cris qui annonçaient la débâcle, s’était hâtée de rejoindre sa tante. Toutes deux venaient de voir avec épouvante un entassement de glaçons se former au-dessus du moulin ; mais elles s’aperçurent bientôt que, fortement appuyé à la rive et au plus proche arc-boutant du pont, il les garantissait comme une digue et servait à repousser les autres glaçons vers les arches lointaines. Méru et François, dont le futreau se trouvait également dans le cercle ainsi défendu, les encourageait de loin. La débâcle semblait, en effet, se porter sur les autres branches du fleuve ; les bateaux y étaient en plus grand nombre, les efforts de sauvetage plus bruyans, et le bras où flottait le moulin restait relativement plongé dans une sorte de silence et d’obscurité.

Les deux femmes, un peu rassurées, promenèrent alors les yeux sur l’étrange spectacle qui se développait à leurs pieds.

En face, aussi loin qu’elles pouvaient distinguer, elles n’apercevaient qu’une multitude de formes pâles et scintillantes qui se succédaient toujours plus pressées, passaient avec un grondement mêlé de cliquetis, et allaient s’engouffrer en rugissant sous les arches encombrées. À leur droite, les maisons qui bordaient la rive s’étaient successivement réveillées ; à chaque fenêtre brillait une lueur, sur chaque seuil retentissaient des voix ; à gauche, au contraire, s’étendaient des prairies