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Les difficultés misérables dont Ulfila et ses compagnons s’étaient vus assaillis doublèrent le temps de leur voyage, et cependant les Goths, campés dans la plaine du Danube, comptaient les jours avec une sombre inquiétude. Leurs provisions s’épuisaient, bientôt ils allaient sentir la faim. Portant perpétuellement les yeux des lignes romaines aux plaines du nord, tantôt ils croyaient apercevoir la barque qui ramenait leurs députés, tantôt il leur semblait voir la légère cavalerie des Huns poindre à l’horizon opposé et franchir l’espace avec sa rapidité ordinaire. Ils passaient ainsi vingt fois par jour de l’espoir trompé aux plus mortelles terreurs. Enfin le désespoir les prit. Quoique le Danube, grossi par les pluies, roulât alors une masse d’eau effroyable, beaucoup entreprirent de le traverser de force. Les uns se jettent à la nage et sont emportés par le fil de l’eau, d’autres montent dans des troncs d’arbres creusés ou sur des radeaux qu’ils dirigent avec de longues perches ; mais lorsque, par des efforts inouis, ils sont parvenus à dominer le courant, les balistes romaines dirigent sur eux une grêle de projectiles, et le fleuve roule pêle-mêle des débris de barques et des cadavres. Le retour des députés mit fin à ces scènes de désolation. La flottille romaine fit aussitôt son office, voyageant sans interruption d’un bord à l’autre. Beaucoup, pour ne pas attendre leur tour, se faisaient remorquer sur des troncs d’arbres ou des planches à peine liées ensemble. Les femmes et les enfans passèrent les premiers, conformément aux ordres de l’empereur ; ensuite vinrent les hommes. Des agens chargés de compter les têtes des passagers s’arrêtèrent, dit-on, fatigués ou effrayés de leur nombre. « Hélas ! s’écrie Ammien Marcellin avec une emphase pleine d’amertume, vous compteriez plus aisément les sables que vomit la mer quand le vent la soulève sur les rivages de la Libye[1] ! » On constata pourtant que le nombre des hommes en état de porter les armes était d’environ deux cent mille.

Sur l’autre bord commença un triste et honteux spectacle, où l’administration romaine étala comme à plaisir les plaies de sa corruption. Quand les femmes, les jeunes filles, les enfans eurent été mis à part pour être internés, les préposés romains, tribuns, centurions, officiers civils, se jetèrent sur eux comme sur une proie qui leur était dévolue. Chacun, dit un écrivain du temps, se fit sa part suivant son goût : l’un s’adjugea quelque grande et forte femme ; l’autre quelque jeune fille blonde aux yeux bleus. Les agens de prostitution furent aussi là, trafiquant pour les lieux infâmes. On enlevait les jeunes garçons pour les réduire en servitude. D’autres, plus avares et qui avaient des terres à cultiver, prirent des hommes robustes qu’ils envoyèrent dans leurs

  1. Ce sont deux vers de l’Énéide de Virgile que l’historien insère dans sa prose. On trouve fréquemment chez lui de ces réminiscences classiques.