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la légende analogue du sorcier allemand à une vieille histoire de Faust déjà traduite en anglais, et il la revêtit de cette forme dramatique dont l’idée lui était suggérée par le mystère français, connu aussi en Angleterre. Le mystère de Théophile et le vieux livre populaire de Faust sont donc les deux élémens d’où est sorti le drame de Marlowe. Le héros de ce drame n’est plus, comme dans le mystère de Théophile, un personnage hardiment révolté contre les cieux, lequel, séduit par un magicien et pour s’assurer la jouissance des biens de la terre, vend son ame au diable, et doit enfin son salut à la grace de la mère de Dieu, qui va chercher le pacte fatal au fond de l’enfer. Le héros de la pièce est lui-même un magicien ; en lui comme dans le nécromant du livre de Faust se résument les traditions de tous les sorciers qui le précèdent, de tous ces sorciers dont if déploie la science devant les plus illustres compagnies ; et comme tout cela se passe sur un sol protestant, où ne peut marcher la mère de Dieu, la libératrice, — le diable, à la fin du drame, emporte impitoyablement le magicien. Les théâtres de marionnettes qui florissaient à Londres au temps de Shakspeare, et qui s’emparaient aussitôt de toute pièce applaudie sur les grands théâtres, ont dû certainement donner un Faust d’après le modèle de Marlowe, soit en parodiant le drame original d’une manière plus ou moins sérieuse, soit en le façonnant selon leurs besoins, soit même, ce qui est arrivé maintes fois, en le faisant retravailler par l’auteur en personne au point de vue de leur public. C’est ce Faust de marionnettes qui passa d’Angleterre sur le continent, traversa les Pays-Bas, visita en Allemagne les baraques de la foire, et là, traduit en un grossier patois et lesté de bouffonneries du cru, fit les délices des classes inférieures du peuple. Si différentes que soient ces versions, formées dans le cours des siècles par des improvisateurs, ce qu’il y avait d’essentiel pourtant ne subit pas d’altération notable, et c’est à une de ces comédies de marionnettes, jouée à Strasbourg dans quelque coin de rue en présence de Goethe, que le grand poète a emprunté la forme et le fond de son chef-d’œuvre. Cela est surtout visible dans la première édition, dans l’édition fragmentaire du Faust de Goethe ; on n’y trouve ni l’introduction, prise à Sacontala, ni le prologue, composé plus tard à l’imitation du livre de Job ; la simplicité des pièces de marionnettes y est à peine déguisée, et il n’y a aucune raison sérieuse de croire que l’auteur ait connu les vieux livres originaux de Spiess et de Widman.

Tel est le développement de la fable de Faust depuis le mystère de Théophile jusqu’à Goethe, à qui elle doit sa popularité actuelle. Abraham engendra Isaac, Isaac engendra. Jacob, et Jacob engendra Juda, dans les mains duquel le sceptre restera éternellement. — Dans les lettres comme dans la vie, chaque fils a un père, mais ce père, on ne le connaît pas toujours, et souvent même, tout en le connaissant, on le renie.



ACTE PREMIER


Cabinet d’étude, vaste, voûté, mal éclairé. Style gothique. Le long des murs, des armoires garnies de vieux bouquins, d’instrumens astrologiques et alchimiques, tels que globes terrestre et céleste, configurations planétaires, fourneaux, cornues, tuyaux en verre ; préparations anatomiques, squelettes d’hommes et de bêtes, — et autre attirail hermétique.


Minuit sonne. Près d’une table couverte de livres et d’ustensiles de nécromancie, dans un fauteuil à haut dossier, est assis le docteur Faust. Il est absorbé dans ses méditations. Son costume est celui des docteurs allemands du XVIe siècle. Au bout de quelques instans, il se lève et se dirige d’un pas incertain vers une armoire où se trouve fixé par une chaîne un gros in-folio ; il ouvre la serrure, et dépose sur la table le lourd grimoire qu’il porte avec peine.