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d’Attila, si je pouvais le voir un seul instant, car j’ai vécu en assez grande familiarité avec lui pendant l’ambassade d’Anatolius ; d’ailleurs Édécon me veut du bien. » Et il revenait toujours à sa proposition d’annoncer encore d’autres instructions, afin d’obtenir audience du roi. Préoccupé de sa propre affaire et de sa fortune qu’un départ précipité faisait évanouir, il s’inquiétait aussi peu de compromettre le caractère d’un ambassadeur par des mensonges que sa vie par un attentat. L’interprète s’aveuglait lui-même ; il ne s’apercevait pas qu’il était trahi. Soit que jamais Édécon n’eût conspiré sérieusement contre la vie de son maître, soit qu’il l’eût fait séduit par les promesses de Chrysaphius, mais que les paroles mystérieuses d’Oreste à la suite du repas de Sardique lui eussent donné à réfléchir, il avait compris qu’un œil vigilant avait épié toutes ses démarches, que tout était connu, et son souper chez l’eunuque, et ses conférences secrètes avec l’empereur, et les présens qu’il avait reçus. En homme habile, il s’était hâté de prendre les devans, et, précédant les envoyés romains auprès de son maître, il lui avait tout révélé : propositions, entrevues, somme promise, moyen imaginé pour la faire tenir en main sûre, complicité de Vigilas et innocence de Maximin, tout, en un mot, jusqu’aux divers points traités dans les instructions de l’ambassadeur. Ce fut une bonne fortune que le ciel envoyait au fils de Moundzoukh pour prendre Théodose en flagrant délit d’infamie, le couvrir d’opprobre et justifier à la face du monde tout ce qu’il lui plairait de lui infliger ; mais cette occasion précieuse, il se garda bien de la risquer par un éclat prématuré. Il n’avait pour accuser que le témoignage d’Édécon, il en voulait d’autres que nul ne pût nier : il voulait des indices clairs, manifestes, et jusqu’à un commencement d’exécution, et, dans son calcul, c’étaient les Romains qui devaient lui fournir eux-mêmes ces preuves dont il se proposait de les accabler. Comprimant donc son ressentiment et décidé à attendre jusqu’au bout sans impatience, il se mit à jouer avec cette lâche cour de Constantinople, comme le tigre joue avec l’ennemi qu’il tient sous sa griffe, avant de lui donner le dernier coup.

Les mulets étaient déjà chargés, et les Romains se mettaient en route à la nuit tombante, quand un contre-ordre les retint : Attila n’exigeait pas, leur dit-on, que des étrangers s’exposassent pendant les ténèbres dans un pays inconnu. En même temps arrivèrent un bœuf que des Huns chassaient devant eux et des poissons qu’ils apportaient de la part du roi ; c’était le souper de l’ambassade. « Nous y fîmes honneur, dit Priscus, et dormîmes profondément jusqu’au lendemain : » en effet, le bienheureux contre-ordre leur avait remis la joie au cœur. Dès que le jour parut, Priscus, en homme avisé, se munit d’un interprète autre que Vigilas (il se trouvait parmi les suivans volontaires de l’ambassade, un certain Rusticius, qui parlait couramment