Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/738

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est capable d’enfanter les arts, tel autre d’apprécier les avantages ou les désavantages qui peuvent résulter de leur emploi ; et toi, père de l’écriture, par une bienveillance naturelle pour ton ouvrage, tu l’as vu tout autre qu’il n’est : il ne produira que l’oubli dans l’esprit de ceux qui apprennent, en leur faisant négliger le nécessaire. En effet, ils laisseront à ces caractères étrangers le soin de leur rappeler ce qu’ils auront confié à l’écriture ; et ils n’en garderont eux-mêmes aucun souvenir. Tu n’as donc point trouvé un moyen pour la mémoire, mais pour la simple réminiscence, et tu n’offres à tes disciples que le nom de la science, sans la réalité ; car, lorsqu’ils auront lu beaucoup de choses sans maîtres, ils se croiront beaucoup de connaissances, tout ignorans qu’ils seront pour la plupart, et la fausse opinion qu’ils auront de leur science les rendra insupportables dans le commerce de la vie[1]. »

Le procès que Jean-Jacques Rousseau se mit à faire aux sciences, aux arts, à la littérature, n’est donc pas un procès nouveau, c’est un vieux procès souvent plaidé chez les Juifs, chez les Grecs, chez les Romains aussi. Depuis Auguste, comme si la civilisation romaine se repentait d’elle-même dans ses plus beaux jours, les poètes et les historiens sont pleins de lamentations sur la décadence des mœurs et l’abus des sciences et des arts, expliquant la perte des mœurs par le raffinement de l’intelligence, opposant sans cesse la barbarie à la civilisation, et prenant parti pour la barbarie naïve et ignorante contre la civilisation éclairée et élégante. Horace vante les Scythes et leurs vertus[2]. Trogue Pompée ou Justin, son abréviateur, loue aussi les Scythes, qu’il oppose aux Grecs, les uns vertueux dans leur ignorance, les autres vicieux avec toute leur science. Tanto plus profuit in illis, dit-il, vitiorum ignoratio quam in his cognitio virtutis. Tacite fait des mœurs des Germains un éloge qui est la satire perpétuelle des mœurs des Romains. Saint Augustin, dans ses Confessions, se plaint que son père, suivant les habitudes de son temps, se souciât beaucoup plus de sa science que de ses mœurs[3]. Montaigne, qui doutait un peu de tout, n’a pas manqué de douter aussi de l’utilité des sciences et des lettres. « Les exemples nous apprennent, dit Montaigne, que l’étude des sciences amollit et effémine les courages plus qu’elle ne les fermit et aguerrit… Je trouve Rome plus vaillante avant qu’elle fût savante. Les plus belliqueuses nations en nos jours sont les plus grossières et les plus ignorantes. Les Scythes, les Parthes, Tamburlan, nous servent à cette preuve. Quand les Goths ravagèrent la Grèce, ce qui sauva toutes les librairies[4] d’être passées au feu, ce fut un d’entre eux qui sema cette

  1. Platon, Phédon, t. VI, p. 121 et 122, tr. Cousin.
  2. Livre III, ode 24e.
  3. Confessions, liv. II, chap. 3.
  4. Les bibliothèques.