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sur quoi Rousseau conclut par ces mots : C’est le métier de tous nos beaux-esprits, hors un[1].

En attaquant ainsi les littérateurs du temps, Rousseau ne cédait pas seulement à l’envie naturelle que, dans la littérature comme ailleurs, le second rang a contre le premier : il prenait une attitude particulière qui ne fut pas inutile à son succès. Les philosophes avaient beaucoup d’ascendant et de crédit dans le monde : les grands seigneurs et les financiers les courtisaient ; cependant ils avaient aussi leurs ennemis, et ils s’en faisaient par leur pouvoir même ou par la façon dont ils l’exerçaient. Il y avait des salons qui se piquaient d’avoir de l’esprit et de ne pas obéir aux philosophes. Ce fut une bonne fortune pour ces oppositions ou ces rivalités de salons de trouver au sein même de la littérature un homme qui, avec une force et une audace singulières, jetait le gant aux littérateurs et à la littérature elle-même. Aussi Rousseau eut-il, dès son début, un grand parti dans le monde ; il eut ses grands seigneurs comme Voltaire : il eut le prince de Conti, le duc et la duchesse de Luxembourg, Mme de Boufflers et bien d’autres. Ce ne fut pas son discours seulement qui les lui donna, ses autres ouvrages y furent pour beaucoup ; mais son discours disposa en sa faveur la partie du monde qui n’aimait pas les philosophes. Remarquons seulement qu’à la différence de Voltaire, Rousseau n’avait rien de ce qu’il fallait pour garder les protecteurs qu’il s’était faits et pour s’en servir. Voltaire, avec ses grands seigneurs, savait être demi-client et demi-patron ; il s’y prêtait, et ne se donnait pas. Rousseau se donnait aux grands avec une confiance étourdie qui se changeait bientôt en défiance atrabilaire.

Les traits de satire contemporaine répandus çà et là dans le discours de Jean-Jacques Rousseau ne doivent donc pas être pris seulement comme des boutades de mauvaise humeur ou de jalousie ; ils ont plus de portée. Ils montrent que les philosophes et la philosophie du jour viennent de rencontrer un adversaire, et que cet adversaire a son parti, adversaire dangereux à ses amis comme à ses ennemis, contradicteur de l’irréligion sans oser être chrétien, essayant de ramener son siècle vers les idées pieuses, mais le laissant dans le vague, — en même temps prôneur effréné de l’insurrection et de la démocratie, et travaillant avec plus de hardiesse et d’effet que personne à la ruine de l’ancienne société ou même de tout ordre social, plus destructeur enfin que personne, parce qu’il a la prétention de tout rebâtir. Ces divers traits de la doctrine de Jean-Jacques Rousseau percent partout dans son discours contre les sciences et les arts ; mais ils y sont mêlés et confondus. Le siècle ne comprit pas d’abord toute la doctrine de

  1. Page 29. — Quel est ce bel esprit qui était seul resté homme d’honneur selon Rousseau ? À cette époque c’était Diderot ; mais, avec les soupçons de Rousseau, l’exception ne dura pas long-temps.