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sorte de sentiment que je pourrais appeler une audace heureuse : c’est un mélange d’insouciance et de confiance en moi qui a un effet prodigieux sur mon organisme. Dans ces momens-là, je ne calcule jamais les conséquences, tout me semble aller bien. Je me sens en bonne fortune. Les choses ne s’offrent à moi que par le côté plaisant ; je ne vois qu’images bouffonnes ; j’étonne les gens par des éclats de rire sans cause ; je tourne en ridicule tout ce qui me tombe sous la main ; je hausse les épaules, et je ne parle que par épigrammes. » M. Disraeli était évidemment dans une de ces ivresses de gaieté épigrammatique, quand il se leva pour répondre au premier ministre. Par ses opinions, ses prétentions et le ton de ses dernières paroles, sir Robert Peel avait prêté le flanc à son cruel adversaire. Il avait déprécié les liens de parti, il avait avancé qu’on lui devait la fin des agitations politiques, lorsqu’il était palpable qu’il allait sacrifier à l’agitation fomentée par M. Cobden et par la ligue de Manchester les intérêts et les principes de son parti. Puis il avait pris, en s’adressant à ses anciens amis, un air moitié irrité, moitié pompeux. Or, la pompe touche aisément au ridicule ; il n’y a pas de pâture plus appétissante pour un railleur qu’un homme qui se fâche : double amorce à la verve comique de M. Disraeli. Cette fois enfin, M. Disraeli, qui avait jusqu’alors combattu sir Robert Peel en guerillero, était sûr d’avoir derrière lui un parti compacte, dans les ressentimens duquel chacun de ses mots vengeurs éveillerait un écho et ferait éclater un applaudissement. Il était décidément en bonne fortune.

Les griefs sérieux que la conduite de sir Robert Peel suscitait au point de vue des principes parlementaires et les petits ridicules auxquels prêtaient sa personne et son discours furent fondus de la façon la plus divertissante et la plus poignante dans l’audacieuse improvisation de M. Disraeli. Chaque phrase contenait un argument saisissant enveloppé d’une image comique ou aiguisé d’un trait acéré. Ce contraste, cette perpétuelle grimace de la gravité du fond avec la comédie de la forme sont, au point de vue de l’art, le côté le plus original de ce discours. Sir Robert Peel avait d’abord annoncé sa conversion au free trade, en traitant de calomnieuses les accusations dont elle était l’objet. « Je voudrais savoir, répondait en commençant M. Disraeli, pourquoi le très honorable gentleman, qui est certainement dans la pleine maturité de ses années, n’est pas arrivé à l’opinion qu’il vient d’exposer au moment où le ministère actuel s’est formé. Que devons-nous penser de l’éminent homme d’état qui, ayant servi sous quatre souverains, ayant été appelé au gouvernement en tant d’occasions et dans des circonstances si périlleuses, a jugé nécessaire de changer, dans l’espace de trois ans, ses convictions sur cet important sujet, qu’il avait eu le loisir d’étudier durant un quart de siècle ? J’avouerai qu’un tel ministre