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celle d’un père ; et quand la première agitation d’Eleanor fut calmée, l’entretien qui, suivit fut celui de deux amis. Aussi, le lendemain, quand Eleanor s’éveilla, et lorsque, poussant les volets de sa chambre, elle jeta un long coup d’œil sur l’horizon montagneux baigné des clartés matinales, ce fut pour elle un bonheur sans mélange que de songer à David, et de se dire : — Il a dormi sous ce toit.

Inutile de dire qu’après cette cordiale entrevue, David avait abandonné l’idée qu’il avait eue d’abord de repartir aussitôt après avoir vu Eleanor ; mais il n’en tenait pas moins à garder l’incognito le plus strict, et nul raisonnement ne put ébranler en lui cette résolution bien arrêtée. Il ne voulait risquer aucun affront ; il ne voulait s’exposer ni à la froide curiosité des uns, ni au dédain que d’autres seraient tentés de lui montrer ouvertement. Il continuerait à s’appeler Lindsay, nom familier à son oreille, puisqu’il le portait depuis tant d’années. Nul autre que le vieux Sandy ne pourrait le trahir, et Sandy serait mort plutôt que d’enfreindre un ordre donné par David Stuart. Lady Raymond, la jeune Indienne Ayah, mortes toutes deux ; Godfrey Marsden et lady Margaret Fordyce, tous deux momentanément éloignés de l’Angleterre, rendaient ce déguisement facile.

— Écrivez à sir Stephen, ajouta David, que M. Lindsay est arrivé à Penrhyn-Castle. Il lui sera probablement plus agréable de traiter ici les arrangemens pécuniaires que j’ai à lui proposer. Quant à moi, je serai bien plus à mon aise, stipulant au nom de David Stuart et des deux banquiers de Calcutta, l’un vivant, l’autre représenté par ses ayans-cause, que si j’étais ici sous mon nom. S’il me connaissait, il me serait pénible, il me serait peut-être impossible de me trouver en face de lui… Mais, Eleanor, parlez-moi sans contrainte… Sir Stephen est-il bon, généreux ?… est-il tel que me le représentait lady Margaret, quand elle me demandait pour lui la main de ma chère pupille ?… Enfin, vous rend-il heureuse ?…

Eleanor hésita. — Lorsque je l’épousai, dit-elle enfin avec quelque embarras, je leur ai fait promettre à tous de ne pas me parler de vous… Je me vois forcée de vous demander pareille promesse… Ne parlons jamais,… jamais, entendez-vous bien,… de mes rapports avec mon mari.

David Stuart la regarda cette fois avec une douloureuse surprise, avec un intérêt plus vif que jamais. Elle fit effort pour tourner en plaisanterie ce qu’elle venait de dire. — N’allez pas, lui dit-elle, vous figurer que j’appartiens à quelque Barbe-Bleue. Toutes les clés du château, sachez-le bien, sont à ma discrétion absolue…

Mais David Stuart ne put se tromper à l’accent de ces vaines paroles. Son élève, sa chère et charmante pupille n’était donc pas heureuse ? Et comment ? et pourquoi ? Sir Stephen méritait-il, sans l’avoir obtenu,