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temps. Elle a reparu en prose, sermone pedestri, dans une pièce dont on fait bruit depuis quelques semaines. Qu’est-ce que cette Dame aux Camélias si fêtée et si applaudie ? C’est encore et toujours la vieille légende de la courtisane amoureuse, paraphrasant le trop célèbre vers de l’amante de Didier. Sans doute il n’est pas impossible qu’une fille perdue ressente un amour sincère, et qu’il y ait là un intéressant sujet d’étude : faut-il pourtant prendre au sérieux tout ce qui s’est écrit à ce propos, et reconnaîtrons-nous, avec les admirateurs de cette dame, qu’interdire ce type à la poésie, ce serait déchirer les plus belles pages de l’art antique et de l’art contemporain ? Il nous semble qu’il y aurait là-dessus quelques distinctions à faire. Dans l’antiquité, on le sait, les courtisanes étaient seules mêlées à la vie active et mondaine ; seules elles représentaient le côté extérieur et brillant de l’existence, le goût des arts, la culture des lettres, les talens aimables, la causerie au grand soleil avec les philosophes, les guerriers et les poètes. L’épouse, la femme honnête et respectée, vivait dans le silence et dans l’ombre, protégée et annulée par les dieux lares et le foyer domestique. Quoi de surprenant dès-lors que, dans les œuvres où se reflètent l’art et la poésie des anciens, la courtisane joue le premier rôle, elle qui jouissait seule du libre emploi de son temps, de sa beauté et de son esprit ? On a donc tort de citer l’exemple des littératures antiques chaque fois que cette paradoxale figure reparaît sur notre scène. On ferait mieux de rappeler que le théâtre est le reflet des mœurs, et qu’il s’est accompli dans notre société, depuis quelques années, un changement qui explique ce singulier partage de notre littérature dramatique entre la mère de famille et la courtisane, entre les félicités bourgeoises du foyer et les joies aventureuses de la Bohême. Le monde tel qu’on l’entendait autrefois n’existe plus : les femmes, qui y tenaient une si grande place, et dont le culte s’est appelé tour à tour enthousiasme chevaleresque et galanterie française, ont vu décroître leur empire. La société, qu’elles remuaient de leurs passions ou animaient de leurs graces, s’est peu à peu dérobée à cette souveraineté charmante, qui ne représentait précisément ni la vertu, ni le vice, mais se tenait dans ces régions moyennes où s’acclimate de préférence la faiblesse humaine. Ainsi a disparu graduellement toute cette portion de la vie sociale où se nouaient autrefois la comédie et le drame, où se jouaient les variations innombrables de la vanité et de l’amour, où florissaient les Célimène et les Araminte. Qu’est-il resté ? D’une part, la famille, dont les droits se sont raffermis, dont les liens se sont resserrés ; de l’autre, le monde bizarre où règnent les dames aux camélias, les Marguerite Gautier. Encore un pas, et nous revenons à la Grèce et à Rome ; ici le lanam fecit, là le sourire des Glycères et des Lydies. Doit-on s’en féliciter ou s’en plaindre ? Sans doute il y a dans ces tendances profit pour la morale privée la vie de famille devient plus intime et plus douce ; le cœur s’y abrite et s’y repose avec plus de sérénité. Les chastes affections de la maternité et du mariage, au lieu de s’éparpiller et de se compromettre au dehors, se concentrent dans leur paisible domaine, et y gardent toute leur saveur et tout leur parfum. Cependant il est permis de regretter les délicates influences qu’exerçait la société polie : il est permis de se demander si le monde des honnêtes femmes, dépouillé aujourd’hui de tout ce qui faisait son agrément et son charme, n’était pas préférable à ces zones torrides où tout est fièvre et désordre, et s’il