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et le danoum, qui vaut les navets ; le drin nous fournit un aliment précieux. Nous chassons la gazelle, l’autruche, le lynx, le lièvre, le lapin, le dol, le renard, le chacal, le begueur-el-ouhach (l’antilope). Personne ne nous fait payer d’impôts, aucun sultan ne nous commande.

Chez vous, on donne l’hospitalité pour de l’argent. Chez nous, quand tu as dit : « Je suis un invité de Dieu, » on te répond ; « Rassasie ton ventre, » et l’on se précipite pour te servir. »

Si la civilisation recevait des éloges tout à l’heure, voilà le désert qui est bien autrement exalté. Je désire que cette série de paroles, traduites avec une fidélité scrupuleuse, fassent réfléchir un peu les gens qui s’indignent de ce que la race européenne et la race indigène ne forment point déjà en Algérie un même peuple gouverné par les mêmes lois.

Qu’on médite sur chacune de ces phrases, et l’on verra que le travail de notre conquête est tout simplement de réunir les élémens les plus opposés. Tandis que le génie de l’Europe est l’industrie, le génie de l’Orient est l’oisiveté ; tandis que l’esprit moderne poursuit la pensée chimérique peut-être des dominations pacifiques, l’esprit des temps anciens se conserve chez les populations primitives de l’Afrique, qui demeurent éprises de la guerre. Je ne désespère pas certainement du but que notre autorité se propose ; mais, pour atteindre ce but, même avec plus de rapidité et de sûreté, il est bon de ne se cacher aucun des obstacles qui nous en séparent.

On trouvera que ce sont là peut-être de bien sérieuses considérations à propos des discours du Chambi. Les gens qui n’aiment pas faire peser sur leur esprit le poids des sérieuses pensées préféreront, sans aucun doute, à ce qui précède, ce qui me reste encore à dire. Je conclus, d’après certaines de ces paroles, que mon visiteur était un moraliste, et il y a un chapitre que les moralistes de tous les temps aiment particulièrement à traiter, c’est celui des femmes. Je n’eus pas à me repentir d’avoir mis le Chambi sur cette matière. Le philosophe de Ouergla mit dans son traité, sur ce qui occupera toujours le plus les fous et les sages de tous les pays et de tous les temps, une verve malicieuse digne de Rabelais et de Montaigne. Ce fut d’abord une suite de dictons. Chez nous et chez vous, dit-il, la ruse des femmes est sans pareille.

Elles se ceinturent avec des vipères
Et s’épinglent avec des scorpions.

Le marché des femmes est comme celui des faucons ;
Celui qui s’y rend doit se métier d’elles :
Elles lui feront oublier ses travaux,
Elles détruiront sa renommée,
Elles lui mangeront son bien,
Elles lui donneront une natte pour linceul.

Après ces dictons que je pourrais multiplier, sorte de proverbes rimés où s’accouplent singulièrement le bon sens et la poésie, le Chambi nous fit un tableau complet de mœurs que je veux essayer de rendre. Ce qu’il a de profondément original fera excuser ce qu’il a peut-être d’un peu offensant pour certaines idées de notre civilisation et de notre pays.