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et, quand l’hôtel de Rambouillet fut à peu près fermé, elle en continua la tradition dans son hôtel de la Place-Royale, avec sa spirituelle amie Mme la comtesse de Maure, et jusque dans sa retraite de Port-Royal, au faubourg Saint-Jacques. Elle entretint long-temps une école de bon ton, de morale et de littérature raffinée, d’où sont sorties les Maximes de La Rochefoucauld.

Parmi les gens de lettres qui venaient souvent à l’hôtel de Rambouillet, les deux plus célèbres sont sans contredit Corneille et Voiture.

Corneille est avec Descartes l’expression la plus haute de la littérature de la première moitié du XVIIe siècle. Ses qualités comme ses défauts étaient dans la plus parfaite harmonie avec son temps. De là des succès que personne depuis n’a égalés. Sous Louis XIV, quelle pièce de Racine a jamais produit l’impression que fit le Cid en 1636 ? Il faut lire les auteurs du temps pour se faire une idée de l’enthousiasme qui saisit Paris et la France entière. Ce furent de véritables transports :

Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.

Rien de plus vrai. C’est qu’alors il n’y avait pas un gentilhomme à Paris qui ne prétendît être un Rodrigue, pas une femme de bon ton qui n’eût dans le cœur ou qui n’affectât les sentimens de Chimène. Plus on étudie cette pièce admirable, que Polyeucte seul a surpassée quelques années après, plus on y retrouve tous les traits de cette grande époque à jamais évanouie, l’héroïsme et la haute galanterie, ce point d’honneur qui sans doute faisait verser bien du sang, mais entretenait l’esprit guerrier, — dans les hommes mûrs et dans les chefs de sérieux intérêts et d’énergiques passions aux prises les unes avec les autres, dans la jeunesse la lutte généreuse de l’amour et du devoir, qui un jour sera portée au dernier degré du pathétique dans Pauline et dans Sévère, partout une langue un peu rude, mais naïve et forte, toujours familière ; en même temps, il est vrai, un goût mal sûr, s’égarant quelquefois à la poursuite de la grandeur, des délicatesses infinies et pleines de grace, mais un peu quintessenciées, et de subtiles analyses de la passion raisonnant sur elle-même. C’était là l’hôtel de Rambouillet. Il s’y reconnut et défendit le Cid contre le tout-puissant ministre[1]. C’est dans le noble salon que Corneille rencontra

  1. Il est bien certain que l’auteur de Mirame mit une petitesse d’homme de lettres dans la ridicule querelle soulevée contre le Cid ; mais il faut reconnaître qu’il avait aussi quelques raisons d’état qui n’étaient pas à mépriser. Celui qui avait fait rendre l’édit royal contre les duels ne pouvait supporter les vers en leur honneur ; il y avait aussi dans le Cid plus d’une parole peu favorable aux premiers ministres. D’ailleurs le cardinal aimait Corneille ; il lui donna une bonne pension, et même il le maria. Un jour, Corneille s’étant présenté plus triste et plus rêveur qu’à l’ordinaire devant le cardinal de Richelieu, celui-ci lui demanda s’il travaillait. Corneille répondit qu’il était bien éloigné de la tranquillité nécessaire pour la composition, et qu’il avait la tête renversée par l’amour. Il en fallut venir à un plus grand éclaircissement, et il dit au cardinal qu’il aimait passionnément une fille du lieutenant-général d’Andely, et qu’il ne pouvait l’obtenir de son père. Le cardinal voulut que ce père si difficile vint lui parler à Paris. Il y arriva tout tremblant d’un ordre si imprévu, et s’en retourna bien content d’en être quitte pour donner sa fille à un homme qui avait tant de crédit. Voyez les frères Parfait, Histoire du Théâtre-Francais, t. V, p. 304.