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on l’a dit, les rois de l’époque, Barbier n’eût pas manqué de constater ce fait par quelques anecdotes, par quelques allusions. Il est évident que ce ne fut guère que vers 1750 qu’ils commencèrent à prendre cette haute influence qui les rendit les arbitres suprêmes de l’opinion. Jusque-là, et la date est nettement tranchée, leur rôle est tout-à-fait secondaire, en dehors de quelques cercles et de quelques salons. Leurs rapports avec la cour n’étaient plus les mêmes que dans le siècle précédent. Louis XV ne les aimait pas, s’en défiait même, et les tenait éloignés. La bourgeoisie, tout occupée d’agiotage et de plaisirs, ne connaissait guère d’autre littérature que celle des chansons, des madrigaux et des théâtres de musique. Ce fut sans aucun doute la haute noblesse qui, seule dans la première moitié du siècle, patrona les écrivains et se pénétra de leur esprit, de sorte que, par une bizarrerie singulière, l’école littéraire et philosophique qui, de 1750 à 1789, accéléra la révolution française grandit et se développa avec l’appui de la vieille aristocratie. C’est là un fait qu’il est bon de noter en passant, car, sous la plume de la plupart des historiens modernes, la distinction entre la première et la seconde période du XVIIIe siècle n’a jamais été faite. C’est seulement dans cette seconde période que les doctrines nouvelles, le scepticisme impitoyable de Voltaire, le socialisme fiévreux de Rousseau, gagnent de proche en proche dans la nation, et qu’ils ébranlent tout à la fois les vieilles croyances et la vieille monarchie. Jusque-là, tout était resté concentré dans quelques coteries qui ne représentaient pas plus l’esprit public que l’hôtel de Rambouillet n’avait représenté l’esprit du XVIIe siècle. Les historiens, qui se laissent trop facilement prendre au charme des choses littéraires, et qui sacrifient tout à l’éclat des grandes renommées, ont trop souvent, à l’époque qui nous occupe, oublié la nation pour les écrivains et les philosophes ; ils ont fait un peu comme ces chroniqueurs du moyen-âge, qui oubliaient le peuple pour ne parler que du roi. Or cette nation prise en masse, toute sensuelle, toute frivole qu’elle fût, n’était, dans les plus tristes jours de la régence elle-même, ni systématiquement athée ni orgueilleusement raisonneuse. Au début du règne de Louis XV, elle gardait un grand respect pour les traditions de la royauté et les traditions du catholicisme, et il résulte évidemment pour nous de l’analyse impartiale des faits que ce qui resta long-temps le plus vivant, le plus obstiné dans cette décadence universelle, ce fut le sentiment religieux.

Nous n’insisterons pas plus longuement sur le Journal de l’avocat Barbier, car le panorama qu’il présente, à force d’être mobile et varié, finirait peut-être par devenir confus. Ce que nous tenons surtout à établir, c’est que, de tous les siècles de notre histoire, le dix-huitième est peut-être celui qui jusqu’ici a été le moins étudié dans le détail, et qui, par cela même, a donné lieu aux jugemens les plus faux. On se croit quitte envers l’histoire, quand on applique à cette époque quelques formules banales de blâme ou d’éloge : d’une part, on lui fait gloire des plus importantes conquêtes de la société moderne ; de l’autre, on la rend responsable de tous les crimes, de tous les orages de nos révolutions. On la résume tout entière par quelques hommes, par quelques principes ; on croit la peindre par quelques mots, et les historiens, en se plaçant chacun à son point de vue, la font, pour ainsi dire, d’un seul bloc. Les uns n’y voient que des philosophes qui travaillent à émanciper l’humanité et qui enseignent à sentir et à penser ; les autres n’y voient que des athées qui insultent, avec une colère de démons, les croyances les plus saintes. Il n’y a jamais de moyen