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Vilaine. Un dernier rayon de soleil éclairait, au sommet des coteaux, voisins, de longues traînées jaunâtres qui indiquaient les tranchées dans lesquelles allaient se perdre les câbles déjà appuyés sur les deux portiques. Les paysans se montrèrent l’un à l’autre le travail presque, achevé.

— Par ma foi ! voici le pont qui a les jambes hors de l’eau, dit le joli, Pierre ; encore quelques mois, et nous aurons un plancher sur la rivière.

— En voilà une belle invention ! s’écria la Manon.

— Et une économie ! ajoutèrent plusieurs voix.- Nous n’aurons plus besoin de personne pour traverser l’eau. — Et on ne nous demandera plus nos sous marqués.

— Parlez donc pas de ça, vous autres, interrompit le père Surot, à demi-voix ; ça doit être un trop grand crève-cœur pour maître Robert.

Le vieux passeur l’entendit et se retourna.

— Faites pas attention, mon Surot, reprit-il en secouant la tête avec mélancolie, faut bien que la jeunesse vante le nouveau. C’est l’ordinaire d’abandonner les plus faibles pour les plus forts. Quand ce pont mauhardi aura enjambé la rivière, aucun de ceux qui sont ici ne se rappellera que mon bac lui a fait traverser l’eau à toute heure et par toutes les saisons, en le portant sur ses reins comme saint Christophe portait le Christ.

— Ne croyez pas ça, maître Robert, répliqua le joli Pierre, on se rappellera toujours dans le pays que vous étiez un vaillant passeur.

— Mais on aimera mieux ne pas avoir à vous déranger, ajouta la Manon ironiquement.

— Principalement quand on aura peur d’être vu, reprit Robert Letour d’un air sombre ; une fois le fossé comblé entre ceux d’ici et de là-bas, les deux rives seront comme des maisons ouvertes où tout le monde pourra entrer sans frapper.

— Eh bien, tant mieux ! s’écria le joli Pierre ; plus la route sera facile, plus il viendra de gens dans le pays, plus il y aura de commerce…

— Et plus vous serez malheureux ! interrompit le passeur..

— Pourquoi ça ?

— Parce qu’il vous arrivera à tous comme à moi ; où il y avait un bac, on dressera un pont. Laissez un peu venir ceux de la ville avec leur argent et leur malice, et vous verrez ! Ils auront bientôt les meilleures terres, ils élèveront le plus beau bétail, ils tiendront les plus belles marchandises, et vous autres, les gens du pays, vous ne pourrez plus rien vendre. Aussi ; petit à petit, les grands domaines mangeront vos fermes ; celui qui occupait une charrue aura assez de sa bêche. Les voyageurs qui passeront sur la route trouveront que tout va mieux,