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Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/1164

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ce que tu dis là ? C’est donc pour ça qu’il est si triste depuis que nous devons quitter le passage ?… Oui, oui, je me souviens à cette heure ! il ne manque jamais d’être sur le chemin de la Renée, et elle-même, elle a toujours quelque chose à nous dire ou à nous demander… Et je n’y avais pas pris garde ! Ah ! pauvre homme ! on a bien raison de dire que nos yeux ne sont bons qu’à voir chez les voisins !

La Claude continuait à appuyer son opinion par signes avec une vivacité toujours plus irritée ; le passeur croisa les bras.

— C’est bon, je te crois, reprit-il d’un ton chagrin ; je sais bien ce qui te met en si grand souci ! La femme du gars Urbain doit commander au logis, et tu as peur d’avoir une maîtresse. Il le faudra pourtant un jour ou l’autre ; mais, s’il plaît au ciel, ce ne sera pas la filleule de maître Richard, non ; par le vrai Dieu ! ma volonté est ailleurs. Je parlerai à Urbain… ou peut-être à la fille… C’est à savoir lequel vaut le mieux.

En murmurant ces derniers mots ; le passeur était allé s’asseoir au bord du bac, où il sembla tomber dans une méditation soucieuse. Évidemment il réfléchissait à la découverte qu’il venait de faire et au moyen de rompre le lien d’affection qui s’était formé à son insu entre son fils et Renée. Il fut arraché à sa rêverie par une exclamation de la sourde-muette. La Claude lui montrait du doigt Urbain, qui débouchait au loin par le sentier en compagnie de leur jeune voisine.

La filleule du boisier portait l’élégant costume des artisanes et avait dans toute sa personne une grace frêle et mignonne qui rappelait la demoiselle ; elle tenait d’une main une ombrelle verte, de l’autre un vieux volume à couverture de basane et marchait à petits pas, l’oreille penchée vers Urbain comme dans une causerie intime. Ce fut seulement en arrivant au bac qu’elle releva la tête, rencontra le regard du passeur et le salua. Elle se réjouit tout haut de le trouver de ce côté de la rivière, et annonça que son parrain, arrêté à la grande auberge pour y remiser le char-à-bancs, ne tarderait pas à la rejoindre. Il revenait avec elle de la forêt de la Bretèche, où elle était allée, selon l’habitude, faire le paiement de quinzaine.

Tout en parlant ainsi avec une volubilité un peu embarrassée et comme quelqu’un qui cherche à se donner une contenance, elle était entrée dans le bac et s’était assise à l’arrière. Urbain, qui l’y avait suivie, prit le gros livre qu’elle venait de déposer près d’elle.

— Peut-on regarder ? demanda-t-il.

Cette question ! répliqua Renée en riant, vous ne reconnaissez donc pas mon vieux Barême ?

Robert tressaillit. — Le volume de comptes, dit-il en le prenant ; celui qu’on t’a prêté l’autre jour et où tu as trouvé qu’il manquait une feuille ?