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en remercie ; mais à cette heure, faut que je vous en reparle… et peut-être bien d’une autre manière. Le bon Dieu mène le monde comme il lui plaît, ma fille, et nous autres nous flottons à sa volonté.

— Je vous écoute, maître Robert.

— Eh bien donc… pour lors… c’est pour vous dire que le gars Urbain est devenu triste, qu’il s’ennuie au pays, qu’il veut nous quitter… La jeune fille se redressa et devint pâle.

— Ah ! mon Dieu !… et… vous !… vous ne le retenez pas, maître Robert ? demanda-t-elle.

— Je le voudrais, reprit le passeur ; mais il ne peut, soi-disant, demeurer davantage. Il a ici une trop grosse affliction dans le cœur.

— Mais peut-être que vous pourriez… la lui retirer… objecta Renée très bas.

Urbain ne permit point à Robert de répondre. Surpris d’abord de l’entrée de la jeune fille, puis des paroles prononcées par son père, il saisit enfin avec une sorte d’emportement désespéré l’occasion qui lui était offerte.

— Non, s’écria-t-il, vous le savez trop bien que ni lui, ni la Claude, ni moi ne pouvons rien.

Et comme Renée s’était levée effrayée à cette espèce d’explosion :

— Oh ! ne sortez pas ! continua-t-il en faisant un mouvement vers la porte et avec une véhémence croissante ; laissez-moi une fois tout dire ! Avant la séparation, je veux au moins décharger mon cœur. Sachez donc bien, Renée, que, si je veux partir, c’est que je ne peux plus endurer votre mépris !

La jeune fille laissa échapper une exclamation douloureuse qui semblait protester.

— N’est-ce pas le vrai mot ? reprit Urbain ; quand, au lieu de vivre en bon voisinage comme autrefois, vous détournez la tête pour ne pas me voir ; quand vous ne répondez plus que par oui ou non à toutes mes demandes ; quand j’ai reconnu que vous ne me voulez plus de bien comme par le passé, et que peu vous importe de me voir ici ou là, en vie ou au cimetière !

La jeune fille joignit les mains et tourna vers le passeur des yeux voilés de larmes.

— Entendez-vous… ce qu’il dit ? balbutia-t-elle.

— Vous n’avez qu’à lui répondre, ma fille, répliqua Robert.

— Oh ! non… pas moi ! reprit-elle ; moi, je ne saurais pas ce que je puis dire ; mais vous, maître Robert, au nom du Sauveur ! dites-lui qu’il n’y a point de ma faute, qu’il fallait faire comme j’ai fait ! Vous qui êtes son père, redonnez-lui de la force et de la joie.

— Ça sera difficile, dit le passeur. Je pourrais bien lui promettre que tout redeviendra comme autrefois ; mais ça ne suffira plus. À cette