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un lien pareil entre les pays de langue allemande ? Je n’entends parler ici que d’une frontière morale, dont les étrangers peuvent aussi, çà et là, rejeter les limites au-delà des nôtres ; mais, si le style est l’homme, il faut reconnaître que la partie éclairée et agissante des populations dont je viens de parler est de même nature que la nôtre, comme sentiment et comme esprit. -- Je ne crois pas à la culture de la langue flamande, malgré les chambres de rhétorique et les concours de poésie, — et au contraire on connaît, ou plutôt on ne reconnaît pas chez nous, un grand nombre d’écrivains belges qui sont loin de se vanter de n’être pas Français. Paris absorbe tout, et, dépouillant Bruxelles de son atmosphère propre, lui rend ce qu’il lui emprunte en splendeur et en clarté. Qui oserait dire que Grétry n’est pas Français et ne voir dans Rousseau que le citoyen de Genève ? Nos grands hommes appartiennent aussi à tous ceux qui, dans le monde, acceptent l’influence de notre langue et de nos travaux.

Le lendemain, je lisais les journaux au Café Suisse sur la place de la Monnaie, lorsque j’entendis des tambours qui battaient une marche. Deux porte-drapeaux les suivaient, l’un portant l’étendard belge, et l’autre l’étendard français surmonté d’un aigle. C’étaient les anciens soldats belges de l’empire français qui célébraient l’anniversaire du cinq mai, et qui, cette année, avaient remis au dix la cérémonie, afin qu’elle concordât avec la fête de Paris. Ils allaient se faire dire une messe et se livrer ensuite à un banquet fraternel. J’admirai la tolérance vraiment libérale du gouvernement belge et de la partie de la population qui, indifférente à ces souvenirs, saluait, sous un roi, ces vieux fidèles de l’empire. La même cérémonie avait lieu ce jour-là dans toutes les villes de Belgique.

En rentrant à mon hôtel, je trouvai une lettre qui m’enjoignait d’avoir à venir causer vers midi avec les employés du gouvernement. C’est la première fois que cela m’arrivait en Belgique, où j’ai passé bien souvent dans ma vie, puisque c’est la route de l’Allemagne. Un sage de l’antiquité partait pour un voyage, lorsqu’au sortir de la ville on lui demanda : « Où allez-vous ? — Je n’en sais rien, » répondit-il. Sur cette réplique, on le conduisit en prison. « Vous voyez bien, dit-il, que je ne savais pas où j’allais. » Je pensais à cette vieille anecdote en traversant la cour splendide de ce même hôtel-de-ville que je n’avais admiré que du dehors. — L’employé à qui je me présentai me dit : « Vous êtes réfugié ? — Non. — Exilé ? — Nullement. — Cependant vous voici inscrit sur ce livre en cette qualité. — C’est sans doute qu’à la frontière on aura porté ce jugement d’un homme qui venait seul à Bruxelles, tandis que tout Bruxelles se dirigeait vers Paris. Certes, je n’y ai pas mis d’intention, j’étais parti depuis huit jours. » Déjà j’étais effacé de la liste fatale, et l’on me dit d’un ton bienveillant :