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de ces brigands, s’enveloppa la tête de son voile, et, s’élançant du haut de sa maison, disparut dans la profondeur du fleuve.

Tel est le bref et sombre récit des historiens ; mais la tradition, comme toujours, s’est plu à enjoliver les événemens. Elle raconte qu’Attila, surpris par une troupe nombreuse d’Aquiléens dans une reconnaissance qu’il faisait seul pendant la nuit, leur tint tête longtemps, adossé contre un des murs de la ville, l’arc au poing, l’épée entre les dents, et ne leur échappa qu’en franchissant un monceau de cadavres : on le reconnut, dit le vieux conte populaire, aux flammes de ses prunelles qui jetaient un éclat sinistre. Les Vénitiens, assure-t-on, montrent encore son casque, resté sur le champ de bataille. Une autre tradition moins héroïque veut que les habitans d’Aquilée soient parvenus à se sauver dans leurs lagunes au moyen d’un de ces stratagèmes impossibles qui charment la crédulité des masses. Pour protéger leur retraite vers la mer et occuper l’attention des Huns pendant qu’ils transportaient sur des chariots leurs familles et leurs biens, ils placèrent, dit-on, sur le rempart, en guise de sentinelles, des statues armées de pied en cap, de sorte qu’ Attila, après avoir forcé la place, ne trouva plus que des maisons vides, gardées par des défenseurs de pierre et de bois. Ces historiettes s’accordent mal avec les faits. D’abord Attila ne risquait jamais sa vie sans nécessité ; puis les faibles restes de la population aquiléenne ne se réfugièrent pas à Venise, qui n’existait pas, mais à Grado ; enfin les Aquiléens ne furent point épargnés. Attila fit peser sur la ville qui l’avait osé braver une de ces ruines épouvantables dont l’exemple devait profiter à ses ennemis.

L’exemple profita, et ce fut dans toute la Vénétie un sauve-qui-peut général. Concordia, Altinum, Padoue elle-même, ouvrirent leurs portes : leurs habitans les avaient en partie désertés. De ces villes et des villes voisines, on- se sauvait dans les îlots du rivage, qui formaient à marée haute un archipel inaccessible, visité seulement par les oiseaux de mer et par quelques pêcheurs misérables. On dit que les Padouans se rendirent à Rivus-Altus, aujourd’hui Rialto, les émigrés de Concordia à Caprula, ceux d’Altinuin aux îles Torcellus et Maurianus ; Opitergium envoya les siens à Equilium, Alteste et Mons-Silicis à Philistine, Métamaucus et Clodia. D’autres invasions succédèrent à celle des Hans, d’autres ravages à ces ravages, et les fugitifs ne regagnèrent point la terre ferme ; ils restèrent citoyens des lagunes, sous la garde de la mer, qui savait du moins les protéger. Du sein de ces misères naquit la belle et heureuse ville de Venise, assise sur ses soixante-douze îles ; mais la reine de l’Adriatique ne sortit pas d’un seul jet de l’écume des flots, comme Vénus, à qui les poètes l’ont si souvent comparée. Un demi-siècle après le passage d’Attila, l’archipel vénitien ne présentait encore qu’une population faible, pauvre, mais industrieuse,