Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/347

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les vieilles civilisations, exercent sur les civilisations et les littératures nouvelles. C’est un joug étrange que celui-ci, et dont l’Amérique aura grand’peine à s’affranchir. Dès l’origine, vous pouvez le constater : de même que les habitans de la Nouvelle-Angleterre, perpétuant au-delà des mers les traditions de la métropole, fêtaient le renouvellement de l’année par une procession calquée sur le cortége du lord-maire à Londres, de même Brockden-Brown se condamne à copier Godwin, Washington Irving a écrire comme Addison et Mackenzie, Cooper à marcher sur les traces de Walter Scott. Ainsi des poètes. Il serait aisé de trouver, par exemple, les parrains de Bryant et de Longfellow. Des affiliateurs sévères pourraient même faire dériver Emerson de Thomas Carlyle, et Nathaniel Hawthorne de Charles Lamb, le Nodier anglais ; mais ce serait, à notre sens, outrepasser les droits de la généalogie critique. Pas plus qu’Emerson, avec ses tendances panthéistiques, son ardente admiration des œuvres créées, ne ressemble à Carlyle, imbu du scepticisme allemand et négateur enthousiaste, — pas plus Hawthorne, qui s’absorbe évidemment dans l’étude concentrée des problèmes moraux les plus ardus, ne ressemble, malgré certains dehors, à ce pauvre poète érudit, pour lequel l’analyse des vieux drames, la reproduction et le pastiche du langage shakspearien, des formes archaïques, étaient une préoccupation souveraine, et dont la grande originalité fut de traverser notre temps avec les idées et le style de Jérémy Burton ou de Samuel Pepys, — et plus d’esprit que tous les deux, cela va sans dire, — mais une raison beaucoup moins sûre d’elle-même.

Il est un conteur américain que nous avons eu déjà l’occasion d’apprécier[1] et dont la parenté avec Hawthorne nous semble moins douteuse : nous voulons parler d’Edgar Poë. À qui la comparaison profiterait-elle ? Nous serions vraiment embarrassé de le dire. Les récits de Poë possèdent un attrait, un piquant tout spécial, et qu’on peut fort bien attribuer à la maladie mentale dont le germe était en lui ; la perle aussi, dit-on, n’est, après tout, qu’une excroissance morbide. — Hawthorne, plus maître de sa pensée, inspiré par de plus fortes études et des motifs d’un ordre plus élevé, entraîné bien plus rarement par un pur caprice, une fantaisie vagabonde et trop aisément écoutée, s’empare bien mieux de son lecteur. Il a le don, rare chez un égotiste, de se faire aimer, et le don, plus rare encore chez un conteur, d’inspirer un certain respect. Avec Edgar Poë, on habite une région malsaine ; on se sent comme au début d’un vertige. L’éblouissement qu’il vous cause, et qui est réel, vous met en défiance. Il est dû à des moyens illégitimes, dirait-on, et vous ne savez au juste si le philtre n’est pas tout simplement de l’alcool déguisé, dont on a saturé à votre

  1. Voyez, dans la Revue du 15 octobre 1846, l’étude sur les Contes d’Edgar Poë.