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Céleste Empire, nos courses dans la campagne ont toujours eu le don de nous réconcilier avec les Chinois. Ces bons villageois qui nous accueillaient avec un sourire, et dont l’humble demeure semblait l’asile, sinon d’un grand luxe, au moins d’un modeste bien-être, qu’avaient-ils de commun avec la foule cupide et misérable qui se pressait dans les rues de Ning-po ? Nous ne pouvions toutefois oublier que la province du Che-kiang, grace à sa fertilité admirable et aux débouchés que lui offrent de toutes parts ses fleuves et ses canaux, n’est qu’une heureuse exception dans l’empire. Ce petit coin de la Chine, entrevu à la dérobée, ne pouvait donc prévaloir long-temps contre les impressions qu’avait laissées dans notre esprit le récit des famines du Kiang-nan, du Su-tchuen et du Shan-tong, contre les assertions des hommes dont le dévouement avait sondé toutes les corruptions et toutes les infamies de cette société païenne.

Le village au milieu duquel nous errions n’avait point de rues régulières : c’était un groupe de cinquante ou soixante maisons jetées çà et là, entrecoupées de jardins et de rizières. Le fusil sur l’épaule, nous poursuivions de malheureux oiseaux jusque sur les faites de ces habitations rustiques, et nous nous laissions conduire par le vol capricieux de nos innocentes victimes. C’est ainsi que nous arrivâmes à l’entrée d’une vaste grange dont une longue table occupait toute l’étendue. Quelques pièces froides et des bols de riz posés sur la table expliquaient la présence de la foule rassemblée dans cette salle lugubre, qui ne recevait de jour que par la porte, et dans laquelle la brise s’engouffrait en gémissant. Chacun des convives avait la tête ceinte d’un linge blanc ; quelques-uns même n’avaient pour tout vêtement qu’un sarrau de toile grossière qui les enveloppait comme un linceul. Nous étions trop familiarisés déjà avec les coutumes chinoises pour ne pas reconnaître à ces signes les apprêts d’un repas funèbre. Un jeune homme que son deuil rigoureux nous signalait comme un des proches parens du défunt, — son fils ou son petit-fils peut-être, — s’avança vers nous, pendant que nous nous tenions respectueusement à la porte, et d’un air doux et bienveillant, sans embarras comme sans insistance, nous invita par un geste plein de grace à prendre part à ce triste banquet. Cette offre hospitalière avait de quoi nous surprendre ; elle s’alliait mal avec les sentimens hostiles que notre séjour à Canton nous avait habitués à prêter aux Chinois vis-à-vis des barbares. Nous allions peut-être accepter, mais un honnête scrupule nous retint : nous craignîmes de troubler par notre présence l’accomplissement de ce rite pieux qui, sous une forme étrange, n’en était pas moins un suprême hommage rendu par les vivans à la mémoire des morts.

Les institutions littéraires tiennent sans doute une grande place dans l’organisation de la société chinoise ; mais le principe essentiel de cette