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Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/520

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force qui persuade ; elle emploiera en vain cette persuasion auprès des coupables endurcis, et les plus scélérats seront les plus impunis.

Rousseau, qui n’a jamais rien voulu comprendre à la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, et qui a toujours soumis l’église à l’état, le pouvoir qui veille sur les pensées au pouvoir qui veille sur les actions, Rousseau n’hésite pas à charger l’état du soin des mœurs des citoyens. Il fait des lois pour les préserver du vice, il a des moyens pour les empêcher de faillir, et comme dans ses idées, le grand mal, c’est l’inégalité des conditions et des fortunes, il cherche comment il faut s’y prendre pour que les uns ne deviennent pas riches et les autres ne deviennent pas pauvres. « C’est, dit-il, une des plus importantes affaires du gouvernement de prévenir l’extrême inégalité des fortunes, non en enlevant les trésors à leurs possesseurs, mais en ôtant à tous les moyens d’en accumuler, ni en bâtissant des hôpitaux pour les pauvres, mais en garantissant les citoyens de le devenir. »

Les gouvernemens modernes ne semblent pas avoir cru que l’inégalité des fortunes fût un mal, car ils ne font rien pour la prévenir ; l’église elle-même ne prêche point contre l’acquisition honnête de la fortune, surtout si la fortune s’honore par l’aumône. L’église et l’état des temps modernes semblent penser qu’il ne faut pas gêner l’activité humaine, que si les laborieux s’enrichissent et si les paresseux s’appauvrissent, la justice ne peut qu’approuver cette distribution du bien et du mal que l’homme se fait lui-même. L’église et l’état ont pu croire aussi qu’à vouloir déranger par la loi cet ordre naturel des choses, il faudrait charger l’homme de trop d’entraves et garrotter la société sous prétexte de la régler. Voyez, en effet, à quelles conditions Rousseau veut prévenir l’inégalité des fortunes : il les énumère en phrases pompeuses, que je traduirai l’une après l’autre en langage vulgaire, afin qu’on comprenne mieux quel est le genre de société que veut fonder Rousseau.

« Les hommes inégalement distribués sur le territoire et entassés dans un lieu, tandis que les autres se dépeuplent, » cela s’appelle les villes et surtout les villes capitales. — « Les arts d’agrément et de pure industrie favorisés aux dépens des métiers utiles et pénibles, » - cela s’appelle les fabriques de drap, de soie, de coton, de meubles, de bronze, d’argenterie ; cela s’appelle l’exposition de l’industrie à Londres, à Paris, à Berlin. — « L’agriculture sacrifiée au commerce, » - le commerce, cela s’appelle le roulage, les canaux, les chemins de fer, la marine ; cela s’appelle dans l’histoire Tyr, Athènes, Venise, Amsterdam, Bordeaux, Rouen, New-York. — « Telles sont, conclut Rousseau, les causes les plus sensibles de l’opulence et de la misère. » - J’entends : voulez-vous n’avoir ni pauvres, ni riches, ni opulence, ni misère ? supprimez les grandes villes, les manufactures, l’industrie,