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Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/590

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de nos troupes dans la question pontificale, on ne sait où elle se fût arrêtée. Mêmes tendances et même activité en Allemagne. Profitant avec une adresse remarquable des sympathies commerciales et politiques qui rallieront toujours l’Allemagne du midi à l’Autriche, il convoquait à Vienne un congrès douanier pour y discuter le plan d’un Zollverein austro-allemand. Le prince de Schwarzenberg n’était point de cette école qui, sur la foi sans doute fort désintéressée de M. Cobden, traite l’économie politique abstraction faite de toute politique : il savait à merveille que la paix perpétuelle est une chimère, et que les nations ne se rapprochent et ne se divisent que sur des questions d’intérêt. Aussi avait-il vu d’abord que les deux grands centres de résistance politique à la rivalité de Turin et de Berlin étaient Florence et Munich. Il y entretenait des agens officiels et officieux très habiles, et on voyait de reste, au choix qu’il avait fait de ses agens et à la conduite qu’il leur faisait tenir, qu’avant d’être général et premier ministre, il avait été ambassadeur.

Il était pourtant un de ces deux points de la politique étrangère où le prince de Schwarzenberg, ce semble, abondait un peu trop dans son sens : c’était l’Italie ; et quant à l’autre, quant à l’Allemagne, on peut dire aussi qu’à certaines heures, la préoccupation exclusive où il s’absorbait de ses moindres intrigues dérobait à sa rare perspicacité d’autres points plus malades de la politique générale. Nous savons bien qu’une plume française sera toujours un peu suspecte à Vienne, quand elle traitera des affaires d’Italie ; mais franchement, et toute arrière-pensée mise à part, le prince de Schwarzenberg, quand il créait au cabinet d’Azeglio des embarras de toutes les secondes, n’exagérait-il pas un peu l’esprit bien entendu lui-même de sa propre politique ? Cette guerre à outrance de douanes et de journaux qu’il avait jurée à la cour de Turin avait fini par tourner contre son but ; elle avait un beau jour jeté Gênes dans les bras des Anglais. Sans notre voisinage et notre dernier traité, qui, pour le plus grand bien de tout le monde et du Piémont avant tout le monde, a rétabli les choses sur un juste pied d’égalité, nos voisins d’outre-Manche se créaient là, entre Gibraltar et Malte, d’assez beaux points de relâche commerciaux, politiques et militaires. Trieste s’en fût-il mieux trouvé que Marseille, et Vienne que Paris ? Quant à la préoccupation, excessive peut-être, où vivait le prince de Schwarzenberg des affaires intérieures de l’Allemagne, ne lui a-t-elle pas fait quelquefois, aux conférences de Varsovie notamment, négliger un peu des intérêts bien autrement précieux ? On aura beau faire et beau dire, il en faudra toujours revenir à l’avis profond que le prince de Talleyrand tenait là-dessus de l’ancienne cour de Versailles : le centre de gravité du monde n’est ni sur l’Elbe ni sur l’Adige ; il est là-bas, aux frontières de l’Europe et de l’Asie, sur le Bas-Danube. Mais le Danube a la tête en Allemagne, dit-on à Vienne. C’est vrai, mais il a les pieds en Orient. Est-ce une bonne politique que celle qui remonte le cours des fleuves au lieu de les descendre ? M. de Talleyrand ne le pensait pas ; il le représenta avec une force et une grandeur admirables à Napoléon et à l’empereur François dans des conversations dont un Mémoire trop peu lu nous a conservé les traces. Dieu veuille qu’il ne soit pas trop tard quand on verra complètement, à Vienne et à Paris, que tout intérêt désormais le doit céder, comme le prince de Talleyrand dès 1810 le voyait, à cet intérêt suprême de l’équilibre de l’univers !