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tombe ? Grace au ciel, il n’en est rien, et le jeune empereur, à qui la Providence a si prématurément ravi le fidèle et énergique conseiller des premiers jours de son règne, s’est prononcé à cet égard en des termes aussi élevés que rassurans. L’empereur François-Joseph a annoncé que désormais il gouvernerait par lui-même, mais qu’il suivrait dans son gouvernement les traditions de son ancien ministre. Ainsi autrefois, quand Mazarin mourut, le jeune roi qui devait être Louis-le-Grand, aux secrétaires d’état qui venaient s’informer à qui désormais il faudrait demander des ordres, répondit : À moi. Louis XIV, lui aussi, n’avait que vingt-trois ans quand il fit à ses ministres cette fière réponse ; mais, pour en tenir les promesses, comment se conduisit-il ? Il n’innova point. Il continua, au dehors surtout, les traditions qu’il tenait de Mazarin, et que celui-ci avait reçues de Richelieu. Il ne mit point sa gloire à chercher autre chose que ses devanciers, mais à parfaire leur œuvre. C’est dans cette voie qu’il acquit le nom de grand, et tant qu’il ne s’en écarta point, il le mérita. Le nouvel empereur d’Autriche, à en juger au moins par ce que l’on raconte de ses premiers actes, paraît naturellement cloué d’une justesse d’esprit et d’une force de caractère qui permettent à l’Occident d’espérer beaucoup de son règne heureux si, comme le regrettable homme d’état qu’il a si noblement pleuré, il se montre convaincu que la seule vertu qui, dans les affaires, ait plus de poids que la volonté est la persévérance !


CHARLES GOURAUD.

REVUE MUSICALE.

Le sujet du nouvel ouvrage qu’on vient de représenter sur la scène de l’Opéra, le Juif errant, a le mérite de ne pas avoir besoin de commentaire pour être facilement compris de tout le monde. Quel est le spectateur qui n’a pas entendu parler de ce vieillard à la longue barbe blanche qui, depuis dix-huit cents ans, est condamné à marcher toujours, sans repos et sans consolations ? Qui n’a lu la complainte que la Bibliothèque bleue a fait pénétrer dans le moindre village de l’Europe, et qui raconte les vicissitudes de cet homme frappé du sceau de la colère divine, parcourant le monde un bâton à la main sans pouvoir s’abriter jamais sous un toit hospitalier ? N’est-ce pas là une figure vraiment épique, qui semble rappeler, au sein du christianisme, l’inflexibilité de la fatalité antique, avec cette différence pourtant que le Juif errant connaît la cause de sa punition et le terme où doit aboutir son éternel voyage ?

La légende du Juif errant est très ancienne ; elle remonte aux premiers siècles de notre ère. Il en existe deux versions, l’une qui n’est guère connue que des érudits, et qui se trouve consignée dans Matthieu Paris, chroniqueur du XIIIe siècle, qui l’a insérée dans sa grande histoire d’Angleterre, l’autre beaucoup plus répandue et plus ancienne, qui paraît devoir appartenir à l’imagination naïve et pieuse du peuple allemand. Selon la première version, le Juif qui repoussa de sa maison le Christ accablé de son glorieux fardeau s’appelait Cartophilus, il était portier du prétoire, tandis que d’après la complainte populaire il se nommait Ahasvérus, et il exerçait à Jérusalem la profession de cordonnier. Ce sujet, à la fois profond et poétique, a préoccupé les plus grands esprits. Goethe raconte dans ses mémoires qu’il avait conçu sur cette donnée