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appartient ainsi déjà aux Anglo-Américains ; ils sont les maîtres de tous les intérêts et de toutes les industries. Le chemin de fer qui est sur le point de joindre les deux océans est leur œuvre et leur propriété. Ils ont créé un journal sous le titre significatif d’Étoile de Panama (Panama-Star) ; ils changent les noms des lieux ; la baie de Limon s’appelle Navy-Bay. Une portion du district de Chagres, Furnia, devient American-Town ; là ils ont une administration, une justice à eux, indépendantes des autorités grenadines. Les isihmeños eux-mêmes entrevoient le jour où ils formeront un des états de l’Union. Cela est tout simple : il y a quelques années à peine, l’isthme, avec de prodigieux élémens de fécondité, était un lieu désert, abandonné et plein de misère ; aujourd’hui d’innombrables émigrans le sillonnent chaque jour ; l’or circule de toutes parts ; de nouveaux centres de population se forment, l’industrie se développe. Si un événement imprévu, la découverte des mines de la Californie, a déterminé l’essor de cette prospérité nouvelle, les Anglo-Américains en sont les principaux auteurs et l’entretiennent. Les isthmeños ont ce spectacle sous les yeux, et il est curieux de voir cette population sans ressort plier sous l’ascendant du travail et de l’intelligence que déploie le Yankee dans ses conquêtes, et se préparer à se laisser absorber. « L’isthme de Panama sera un état de la confédération américaine, c’est indubitable, écrit un journal grenadin. Il est destiné à occuper une des premières places dans le monde commercial ; il est le point de mire de l’ambition des citoyens de l’Union ; il sera à eux infailliblement. » Déjà même on discute ostensiblement une cession de territoire à prix d’argent. Or Panama est la clé du continent sud-américain. C’est ainsi que marche à pas de géant cette infatigable race, prête à prendre au sérieux cette étrange prophétie qui s’est fait entendre, il y a quelques années, dans le sénat de Washington, et qui n’assignait à sa puissance d’autres limites que la Patagonie et le cap Horn. Stériles ou corruptrices au point de vue de la civilisation intérieure, pensez-vous que les formules socialistes de la Nouvelle-Grenade conjurent cet autre danger venu du dehors ? Mais ici s’élève une question plus grave encore : le sang sera-t-il assez refroidi dans les veines de l’Europe pour que nous laissions s’accomplir cette lente et progressive prise de possession d’un continent par une race ambitieuse ? Observez de près et d’un coup d’œil l’ensemble de ces mouvemens lointains : un monde tout entier à civiliser, une tentative gigantesque d’absorption préméditée et, poursuivie par un peuple audacieux, une question d’influence générale pour l’Europe, — voilà ce que dissimule et défigure à nos yeux ce nuage rouge et fantasque qui est allé s’abattre sur quelques-unes des contrées les plus tristement privilégiées de l’Amérique du Sud.


CHARLES DE MAZADE.