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Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/682

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tout au plus pour les artistes amoureux du passé ; quant aux artistes qui ne tiennent compte que du présent, ils doivent prendre en pitié toutes ces lois que j’ai l’ingénuité de rappeler. Qu’est-ce en effet que l’unité de composition ? Un rêve conçu par quelques esprits singuliers, réalisé par quelques ouvriers persévérans. Les artistes ne s’inquiètent guère de toutes ces misérables chicanes : ils transcrivent ce qu’ils ont vu ou le témoignage de ceux qui ont vu. Quant à l’intervention de l’intelligence, de l’imagination, de la volonté dans la composition d’un tableau, ils n’en tiennent aucun compte, et je le conçois sans peine ; car, s’ils descendaient jusqu’à ces vulgaires soucis, ils seraient forcés de recourir à la réflexion, et ce serait pour eux une tâche bien laborieuse. Ce n’est donc pas sur ce point que je veux gourmander M. Vernet, car il se rirait de mes remontrances ; c’est sur le terrain même de la réalité que je veux engager la discussion. Or, en acceptant comme parfaitement vrai ce qu’il ne m’est pas permis de discuter, l’uniforme des soldats et le pointage des pièces, je ne saurais accepter la couleur des montagnes. Tous ceux qui ont vécu sous le ciel de Rome savent très bien que les montagnes de la campagne romaine n’ont jamais eu la couleur que M. Vernet leur a prêtée. Je conçois très bien les tons des paysages de Nicolas Poussin ; il suffit d’avoir visité Tivoli, Subiaco et la Cervara, pour comprendre l’horizon de ces admirables paysages. Quant aux montagnes inventées par M. Vernet, je ne crois pas que les esprits les plus bienveillans puissent en retrouver le type dans leurs souvenirs. Jamais l’œil d’un observateur attentif n’a pu saisir des tons si crus, et je dirais même si criards. Si l’invention est nulle dans ce tableau, l’exactitude du paysage ne rachète pas l’absence d’invention. Les disciples de Claude Gelée et de Ruysdael ne partageront pas l’enthousiasme des officiers d’état-major ; aussi je crois que le tableau de M. Vernet sera considéré par ses amis mêmes comme un véritable échec.

Le tableau de M. Gallait nous est arrivé précédé d’une immense réputation. Les derniers Donneurs rendus aux comtes d’Egmont et de Horn par le grand-serment de Bruxelles ont obtenu en Belgique une véritable, ovation. Non-seulement les éloges les plus pompeux ont été prodigués à l’auteur, mais pour donner à ces éloges une valeur positive, une autorité sans réplique, la ville de Tournai s’est empressée d’acquérir l’œuvre de M. Gallait au prix de trente-huit mille francs. Aux yeux de bien des gens, c’est un argument victorieux qui tranche ou plutôt qui interdit toute discussion. Comment oser, en effet, remettre en question le mérite d’un tableau proclamé parfait par les amis de l’auteur, et payé comme parfait par sa ville natale ? Il n’y a qu’un esprit téméraire et présomptueux qui puisse tenter une pareille tâche. La ville de Tournai n’aurait pas donné pour le tableau de M. Gallait le prix d’un