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Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/732

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L’idiote avait bien vu ; Bardanou n’était plus qu’un cadavre ! On voulut vainement le détacher du débris qu’il avait rencontré sous les eaux ; il s’y était pour ainsi dire fixé des ongles et des dents. Il resta immobile, étendu sur les algues marines qui tapissaient la roche, tandis que le chien faisait succéder des hurlemens de deuil à ses hurlemens d’épouvante. Georgi regardait avec une expression étrange, où le saisissement inévitable que produit l’aspect de la mort se mêlait à la joie de la haine satisfaite. Quant à Lavau, dès qu’il se fut assuré qu’il n’y avait plus rien à faire pour Martin Bardanou, il se retourna vers les flots, poussa de longs cris d’appel, gagna les récifs les plus avancés, espérant apercevoir quelque autre naufragé de la bisquine ; mais tout fut vain : le reflux, qui commençait à se faire sentir, les avait sans doute entraînés au loin vers la pleine mer. Certain que ses secours ne pouvaient être utiles à personne, il revint vers le cadavre du capitaine.

Sa nièce était toujours debout, le regardant, et le chien continuait sa plainte lugubre. L’ivresse du vieux gardien s’était complètement dissipée dans ces efforts ; il tourna ses regards vers le phare éteint, et le soupçon de ce qui avait eu lieu traversa sa pensée. Saisissant les mains de la pâlotte et la regardant en face, il voulut l’interroger ; mais, au premier mot, elle raconta tout sans détour, avec une sorte d’emphase triomphante. Cette sincérité faillit lui être fatale. Hors de lui, le vieux marin la renversa à terre, et allait l’écraser sous ses pieds, lorsque, dans son effroi, elle poussa instinctivement le cri de détresse dont elle avait conservé l’habitude depuis son enfance : — Ma mère ! — À ce nom, Lavau se rejeta en arrière, porta les deux mains à son front ; puis, effrayé de lui-même, courut à la tour, monta dans la pièce qu’il occupait et s’y enferma.

Ce qui venait de se passer avait été si prompt et si inattendu, qu’il en demeura d’abord étourdi. Il s’était laissé tomber sur un escabeau, près du foyer ; la tête dans ses deux mains, il essaya de se rappeler et de comprendre. Peu à peu tout s’éclaircit ; il sentit quelle responsabilité pesait sur lui. Évidemment ce n’était point à Georgi, pauvre raison égarée, qu’on pouvait demander compte de la perte de la bisquine, mais à lui, qui avait violé une première fois son devoir en l’emmenant au phare, une seconde fois en s’oubliant dans l’ivresse. Toutes ces idées se présentèrent d’abord sans ordre et à peine formulées ; c’étaient moins des réflexions que des cris de la conscience ; il en fut par cela même plus troublé.

Outre les caractères particuliers à chaque individu, il en est qui ressortent pour ainsi dire des professions : chacune d’elles a son point d’honneur qui s’exalte plus ou moins selon le caractère, mais qui, à des degrés différens, reste commun à tous. Sentinelles perdues des écueils, les gardiens de phare ont toujours considéré leur poste comme une