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la création. Du plus humble marécage jusqu’aux extrémités de l’océan, une immense clameur de joie accueillit la proposition des grenouilles, et un trône d’algues, pour l’embellissement duquel la mer prêta ses coraux, l’huître ses perles, le caret son écaille, le nénuphar ses fleurs, le manglier ses pittoresques arceaux de racines et son dôme de feuillage, fut élevé sur la grève. Supposez que la mer, dérogeant pour la circonstance à sa loi physique, se partage vis-à-vis du trône en deux murs de cristal où pendent en guirlandes de mille couleurs la cloche opaline des méduses, le globe diaphane des cydippes, le feston varié des callyanires, le vivant bouquet des stéphanomies aux boutons de fleurs entremêlés de grains de corail ; supposez qu’au bout de cette féerique avenue se dresse un hémicycle de trombes reliées l’une à l’autre par l’ogive des arcs-en-ciel ; supposez enfin qu’un millier de folâtres baleines prennent leurs ébats dans l’espace libre, lançant par leurs doubles narines une forêt de symétriques jets d’eau où se jouent des essaims de poissons volans, et vous aurez une idée des impossibles paysages que découvre parfois l’imagination du conteur nègre. La reine des grenouilles, revêtue de sa plus belle robe tigrée et suivie de ses rainettes habillées de vert, surveillait en personne les préparatifs de la fête, coassant des félicitations ou des encouragemens à ses hôtes bigarrés ; car, depuis l’anguille, dont la queue servait de truelle, jusqu’aux requins et aux caïmans, qui faisaient l’office de gardes municipaux, tous avaient prêté de la meilleure grace leur concours. J’en excepte le crapaud, qui, tout gonflé d’orgueil et de venin, se reposait dans un coin, jetant sur toutes les merveilles qui éclosaient autour de lui un dédaigneux hou-hou, ce qui lui valut cette verte, mais intraduisible épigramme devenue proverbe, et que s’attire encore de nos jours, en Haïti, la vanité parasite : Capaud vanté, bonda li toute nu[1].

Quelques grenouilles s’étaient détachées de la bande pour aller inviter le Feu. Après quinze jours et quinze nuits, la sautillante ambassade arriva enfin au palais du dieu (autre thème à descriptions), et exposa sa requête. Le Feu remontra paternellement aux grenouilles l’imprudence de leur dessein ; mais il ne put les dissuader. « Songez, leur dit-il en désespoir de cause, songez, chai pitites, que je me fais bien vieux, que je marche avec peine, qu’il me faudra au moins quinze jours et quinze nuits pour arriver. — Prenez-en à votre aise, chai mouché, nous avons le temps : pressé pas fait jour l’ouvri[2]. — Le moindre filet d’eau m’arrête… - Qu’importe encore ? reprirent les grenouilles, qui avaient réponse à tout : Riviai peut empêché ous passé, li pas empêché ous tonné (la rivière peut nous empêcher de passer, mais

  1. Le crapaud fait le fier, et il a le… tout nu.
  2. « Se presser ne fait luire le jour plus tôt. » C’est l’équivalent du proverbe espagnol : Mañana serà otro dia. Demain il fera encore jour.