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geure, nous ne le contestons pas, nous reconnaissons même qu’il y a dans ce vieux langage plus de ressources que dans notre moderne idiome pour rendre avec vérité le français du XIe siècle ; mais pour qui sont faites les traductions ? est-ce pour ceux qui peuvent s’en passer ? Quand on lit couramment les écrits d’Amyot, n’est-on pas en état de comprendre, sans trop d’efforts, la chanson de Roland ? C’est donc, à vrai dire, pour lui seul, pour son propre plaisir, que M. Génin a fait sa traduction. Il a moins songé à son lecteur qu’à sa fantaisie d’antiquaire ; être compris n’a pas été son souci principal. Aussi quand par hasard il rencontre dans son texte un terme encore intelligible, un terme qui n’a pas vieilli, au lieu de le conserver, il s’amuse à en choisir un autre obscur et hors d’usage ; c’est ainsi, par exemple, qu’il traduit ces mots : en tel bataille, par ceux-ci : en tel estrif. N’est-il pas évident que cette manière d’éclaircir un texte est peu secourable aux ignorans ? L’inconvénient radical d’une telle traduction, c’est qu’elle a besoin d’être traduite.

Nous sommes donc contraint, voulant être compris, de ne point demander à M. Génin notre besogne toute faite. Il faut que nous tentions nous-même un essai de traduction, ou plutôt il faut que nous cherchions à enlever de celle-ci la rouille dont l’auteur l’a volontairement couverte, nous attachant à le suivre d’aussi près qu’il nous sera possible, profitant çà et là de ses tours, parfois même de ses expressions, et n’évitant que les obscurités et l’excès de son archaïsme[1].

Ce n’est pas, bien entendu, sur le poème entier, sur les quatre mille vers que nous ferons cet essai. Mieux vaudrait assurément tout traduire, mais ce serait sortir du cadre où nous voulons nous enfermer. Nous nous bornerons à exposer rapidement tout ce qui n’est qu’accessoire ou secondaire ; nous supprimerons même quelques répétitions, non celles qui sont inspirées par une intention poétique, mais celles qu’on peut attribuer soit aux routines des jongleurs, soit au désordre du manuscrit. Ce que nous essaierons de reproduire intégralement, ce sont les parties principales de l’œuvre, le cœur même du sujet, le fond du poème primitif. Là, nous traduirons sans abréger et sans rien

  1. La Revue des Deux Mondes a publié en 1846, nos lecteurs ne l’auront point oublié, un article de M. Charles Magnin sur le travail de M. Delécluze intitulé Roland ou la Chevalerie. Dans la première partie de cet article, M. Magnin parle de la Chanson de Roland avec cette sûreté d’érudition, cette justesse et ce bon goût qui distinguent sa critique, il en cite même quelques passages traduits par M. Delécluze ; mais ces extraits ne sont ni assez nombreux ni assez liés entre eux pour donner, comme nous le cherchons ici, une idée du poème considéré dans son ensemble. Ce que nous voulons indiquer, c’est l’enchaînement de cette composition poétique et l’impression générale qu’elle produit sur nous. Nous ne pouvons donc procéder par échantillons, et nous sommes forcé de mêler et de fondre l’analyse et la traduction. Voilà pourquoi nous ne saurions emprunter purement et simplement le travail de M. Delécluze, pas plus que celui de M. Génin.