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Jean Bodel, de Chrestien de Troyes, était puissante et honorée : les héros de leurs poèmes, même les plus mondains et les plus batailleurs, sont exacts à faire leurs prières, s’agenouillent dévotement, et confient volontiers leur ame à la sainte Vierge ; mais sentez-vous chez eux aux heures solennelles, au milieu du péril, à l’aspect de la mort, cette ferveur calme et sereine, cette soumission, cette foi angélique qui s’échappent du cœur de Roland et de ses compagnons ? La distance est immense entre ces deux sortes de chrétiens. On peut la mesurer d’un mot : les uns sont revenus de la croisade, les autres se préparent à y aller mourir ; ceux-là ont trouvé au retour Abeilard aux prises avec saint Bernard, et sous leur dévotion le doute est prêt à se glisser ; ceux-ci sont encore de purs soldats de la croix, des soldats de Grégoire VII, animés de son souffle, ne connaissant pas plus le doute que la peur.

Si notre poème, ou, pour mieux dire, si la légende populaire dont il est né fait apparaître, malgré l’histoire, les Sarrasins à Roncevaux, ce n’est pas une pure fiction. Il y avait deux motifs pour qu’au bout d’un certain temps le méfait des Gascons fût imputé aux infidèles. D’abord les Sarrasins, après la mort de Charlemagne, avaient quitté si souvent leur Castille pour se ruer sur l’Aquitaine, et l’Europe occidentale avait d’eux un tel effroi, que la peur du mal présent avait bientôt effacé jusqu’au souvenir des vieux combats de chrétiens contre chrétiens livrés sur cette frontière d’Espagne : on s’était accoutumé à croire que toute armée ennemie embusquée dans les Pyrénées ne pouvait à aucune époque avoir été qu’une armée de mécréans. À cette première raison s’en était jointe une autre. L’idée germait sourdement dans les têtes qu’un jour viendrait où, pour se délivrer de ces incommodes voisins, pour sauver du même coup l’Europe et le christianisme, il faudrait écraser les vautours dans leur nid et détruire Mahomet sur le sol même de son empire. Ce sang versé à Roncevaux par le fer des infidèles favorisait ces pieux desseins : c’était pour les chrétiens d’Occident une cause de plus de vengeance et de représailles. Si le poète, par hasard, eût su la vérité, il se serait gardé de la dire. Ses auditeurs n’en auraient pas voulu ; il fallait pour les émouvoir des Sarrasins, des Sarrasins partout. La guerre sainte était dans les esprits, comment n’eût-elle point passé dans les poèmes ?

C’est là, selon nous, un nouveau et dernier trait caractéristique de la chanson de Roland. Sans prêcher la croisade, elle y provoque près d’un siècle à l’avance ; elle est comme un préambule à la mission de Pierre l’Ermite, non qu’elle fasse directement allusion aux lieux saints profanés, aux misères des chrétiens d’Orient, à la nécessité de leur porter secours : ce n’est pas là ce qui, dans ce poème, fait pressentir la croisade ; ce n’est pas non plus ce couplet final, ces cinq ou six vers un