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LA CHANSON DE ROLAND.

à ces chefs-d’œuvre en possession d’une admiration unanime et sans réserve, une œuvre inégale, hérissée de dissonances, et dont les chants, alors même qu’ils sont inspirés du ciel, ne parviennent à nous que par un instrument rauque et barbare ?

Voilà ce qu’on nous dirait si nous portions trop haut nos prétentions patriotiques. Donner le titre d’épopée au poème de Théroulde, tant qu’il n’a devant lui que des chansons de geste, ce n’est ni périlleux ni contestable : vis-à-vis d’Homère et de Dante, il faut y regarder de plus près. On risque d’être abaissé en voulant se trop grandir. Mieux vaut donc, sauf à paraître un peu moins résolu que M. Génin, ne pas proclamer si haut, envers et contre tous, que la France possède aussi son épopée.

Mais cette concession ne change point le fond des choses. Nous ne cédons que sur le mot ; nous n’abandonnons rien de notre admiration pour notre inculte chef-d’œuvre. S’il n’est épopée qu’à demi, peu nous importe : c’est déjà quelque chose que la moitié d’une telle couronne. « Les Français, disait Voltaire, n’ont pas la tête épique, » et certes il a prêché d’exemple ; mais, s’il est vrai qu’ils ne l’ont pas, il est maintenant constaté qu’ils l’ont eue. C’est là ce que la chanson de Roland atteste en traits ineffaçables. Cette face nouvelle du génie de nos pères est empreinte sur ce monument, et, ce qui n’est pas un moindre titre pour notre orgueil national, ce qui ne laisse pas que de compenser bien des imperfections, au temps où fut créé notre poème, aucun peuple en Europe, aussi bien au midi qu’au nord, n’était capable de produire son pareil.

Après tout, cette infériorité de la forme, il faut bien s’y résigner ou renoncer à l’art tout entier du moyen-âge. Une certaine disproportion entre la pensée et l’expression, c’est l’histoire non-seulement de la poésie, mais de tous les autres arts pendant cette grande époque. Élevé par le christianisme à des hauteurs que jamais le génie de l’antiquité n’atteignit dans son plus sublime essor, courbé en même temps sous l’ignorance d’une société à demi barbare, l’artiste alors pouvait-il rien produire qui portât les caractères d’une parfaite harmonie ? Sa pensée prend sans cesse un tel vol, que l’expression matérielle est hors d’état de la suivre. Si donc on veut comprendre cet art mystérieux, en goûter les jouissances, en pénétrer les perspectives infinies, il faut savoir s’élever au-dessus de ses incorrections et de ses faiblesses. Il y aura toujours des hommes, armés d’un petit compas, qui, dans la plus noble cathédrale, s’interdiront l’admiration parce qu’un tailloir, une volute, une base, ne se mariera pas à la colonne selon les lois qu’ils ont apprises ; mais il en est aussi, et le nombre en va croissant, qui, négligeant ces misères, se contenteront, pour savoir s’ils doivent admirer, d’interroger leur émotion. Cet art sait parler au cœur malgré