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Romain par le sentiment, il n’attachait pas grande importance aux détails de la vie romaine. Il y a dans les pages de l’historien tout un côté religieux que le poète normand ne laisse pas même entrevoir.

Ainsi le XVIIe siècle, si justement préoccupé de l’analyse de l’ame humaine et qui doit à cette analyse même la meilleure partie de sa gloire, a légué aux poètes de notre temps le soin d’ajouter à l’éternelle vérité la vérité locale et historique. M. Ponsard ne paraît pas avoir compris la question poétique telle que je viens de l’exposer. Au lieu d’ajouter la vérité de temps et de lieu à la vérité purement humaine, il a substitué la seconde à la première ; il a renoncé à l’analyse de l’âme humaine et s’est contenté de nous montrer les détails de la vie antique : il a sacrifié le nécessaire au contingent. C’est, à mes yeux, une façon très mesquine de concevoir le renouvellement de la forme tragique. Il s’est trompé comme les peintres qui croient dépasser Raphaël et Nicolas Poussin, parce qu’ils connaissent ou pensent connaître le costume de Jacob et l’architecture du temple de Salomon. Comme eux, il n’a saisi que le côté accidentel de la vérité ; comme eux, il a oublié l’âme des personnages et l’analyse des sentimens qui les agitent pour étudier la forme des manteaux, des armes et des meubles. Or l’archéologie ne pourra jamais remplacer la philosophie. Si Raphaël et Poussin, si Corneille et Racine occupent une si grande place dans l’histoire de l’esprit humain, c’est pour avoir sondé toutes les passions, c’est pour les avoir exprimées dans une langue éloquente. Il n’est pas difficile d’en savoir plus qu’eux sur les détails de la vie antique ; mais, pour faire un heureux emploi de l’érudition, il faut, avant tout, s’efforcer de sentir et de penser comme eux.

Le procédé suivi par M. Ponsard équivaut à l’abdication complète de toute personnalité. Il n’y a pas dans la tragédie nouvelle une scène qui relève de l’invention. Une paire de ciseaux a suffi pour découper dans l’Odyssée tous les passages qui se rapportent à la reconnaissance d’Ulysse par Eumée, par Télémaque, par Euryclée, et enfin par Pénélope ; une aiguille a suffi pour les assembler. La volonté et la réflexion ne sont pas intervenues une seule fois dans la composition de cette œuvre singulière, ou plutôt, à parler franchement, il n’y a là ni œuvre ni composition. La conversation d’Ulysse et d’Eumée, l’épreuve de l’arc, le massacre des prétendans, racontés par Homère dans une langue tantôt naïve, tantôt énergique, perdent sous la plume de M. Ponsard leur physionomie primitive : la naïveté devient trivialité, l’énergie grossièreté. En un mot, c’est une méprise complète. L’auteur intervertit l’ordre des incidens et ne s’aperçoit pas que le poète grec les a disposés avec un art profond, de façon à tenir en haleine la curiosité du lecteur, et le récit qui nous a charmés perd à ce jeu toute sa vivacité, tout son attrait.

Je ne veux pas rappeler à M. Ponsard de quelle manière Eschyle, Sophocle et Euripide ont mis en scène le héros d’Homère : ce serait abuser du passé. Je me contenterai de lui dire que les lois de l’épopée n’ont rien de commun avec les lois du poème dramatique. Les détails les plus naïfs et les plus vrais, qui nous enchantent sous la forme narrative, nous semblent trop souvent puérils sous la forme dramatique. Il est difficile de saisir la limite où finit la naïveté. M. Ponsard a cru pouvoir mettre en scène indistinctement tous, les détails de la vie familière qu’il rencontrait dans l’Odyssée : la froideur de l’auditoire a