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maisons aux façades grisâtres, cette place déserte sur laquelle le palais du gouverneur et l’hôtel-de-ville, bâtis en face l’un de l’autre, projettent alternativement leur ombre, ces angles obscurs occupés par les constructions massives des couvens et des collèges auraient admirablement convenu aux promenades moroses d’un Louis XI ou d’un Philippe II.

Le faubourg de Binondo offre un aspect moins sombre : on y rencontre de nombreuses boutiques, des étalages en plein vent; on y sent circuler l’air et la vie. Cependant ce sont encore des rues presque européennes avec leurs maisons contiguës et leur inflexible alignement que vous retrouvez ici, sur un terrain où le défaut d’espace n’excuse plus cette disposition routinière. Chaque maison est, il est vrai, entourée d’une galerie de trois ou quatre pieds de large, qui fait saillie sur la rue. Pendant la nuit ou quand l'orage éclate, des cadres à coulisses, garnis d’écaillés transparentes, ferment ces balcons auxquels l’intérieur des appartemens doit parfois un peu de fraîcheur.

Quand on a emporté de Hong-kong le souvenir des palais élevés sur ce sol ingrat par les plus fastueux négocians du monde et les ouvriers les plus industrieux de la terre, on éprouve une singulière impression en pénétrant sous les lambris délabrés des maisons de Manille. Les plus belles habitations n’ont généralement qu’un étage. Dès qu’on gravi la dernière marche de l’escalier, on se trouve sur la caïda ; cette caïda est à la fois le palier de l’escalier et la salle à manger. Le salon est une vaste pièce dont une table ronde et quelques chaises du rotin composent assez souvent tout l’ameublement. Les murailles des appartemens sont recouvertes d’une grossière couche de chaux, le parquet est formé de larges planches d’un bois dur et veiné, susceptible de recevoir le plus beau poli, mais prompt à se déjeter. Le plafond n’est qu’un revêtement de petites voliges ajustées bout à bout, blanchies à la hâte, que les araignées tapissent de leurs longues toiles et sur lesquelles erre familièrement le lézard domestique des Philippines, le gecko à la voix plaintive. Une semblable demeure, quand on a su l’asseoir sur la rive du Passig, ou la cacher sous l’ombrage des tamariniers et des manguiers touffus, réunit cependant toutes les conditions de bien-être que l’on peut désirer sous les tropiques. Entourez d’un léger rideau de gaze le lit au cadre de rotin sur lequel vous avez étendu une natte fine et souple, reposez votre tête sur le dur coussin tressé par les artisans du Fo-kien, et, sans regretter des lambris plus somptueux, vous verrez quel doux sommeil se hâtera de fermer vos paupières.

Le luxe des tropiques, c’est l’air; le principal souci des habitans de Manille, c’est de trouver l’occasion de respirer. Dès que le soleil est près de descendre sous l’horizon, toutes les calèches, tous les birlochos