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fêté. Cette frêle marmite fut assise avec précaution sur un foyer improvisé, et nos mariniers, au lieu de nous emprunter le secours de nos allumettes chimiques, s’occupèrent, dès qu’ils eurent rassemblé quelques branches sèches, d’allumer du feu à l’aide de deux morceaux de bambou frottés l’un contre l’autre. Pendant qu’assis sur leurs talons ils s’apprêtaient à faire honneur à la morisqueta[1] lentement gonflée par la vapeur, chacun de nous errait, suivant son caprice, dans le village de Passig. Les rues à cette heure étaient presque désertes, les habitans se livraient déjà aux plaisirs de la veillée, et l’on n’entendait de tous côtés que des voix nasillardes qui psalmodiaient en vers tagals l’histoire de la passion du Sauveur. Cantar la pasion est un des plus grands plaisirs que connaisse l’Indien des Philippines, et, je dois ajouter, une des plus déplorables coutumes qui aient jamais menacé le repos du voyageur.

La population de Luçon laisse en friche des provinces entières et se tient agglomérée sur certains points du territoire. Le village de Passig, avec ses vingt mille âmes, aurait en France l’importance d’une sous-préfecture. Une longue rue perpendiculaire au cours du fleuve et coupée de distance en distance par des rues transversales donne à cette riche paroisse une apparence de régularité qui manque au quartier confus de Binondo. Nous nous lassâmes bientôt de parcourir ces rues abandonnées, et nous nous rapprochâmes des bords du fleuve. Adossées au tronc d’un tamarinier gigantesque dont l’ombre les abritait pendant la chaleur du jour, quelques échoppes en plein vent offraient encore aux passans attardés la noix d’arec enveloppée d’une feuille de bétel (el buyo) et le plat favori du Tagal, le goulay de poisson assaisonné de piment et de tamarin. Nos bateliers n’avaient point heureusement cédé à cette double tentation ; ils avaient avalé à la hâte quelques boulettes de riz roulées entre leurs doigts, et se déclaraient prêts à repartir. L’Indien, quand il le faut, peut égaler la sobriété du dromadaire. Grâce au zèle de nos banqueros, nous eûmes bientôt franchi la distance qui nous séparait du lac de Bay, et nous pûmes, à la clarté de la lune, distinguer le sommet élevé de l’île Talim : c’est vers cette île que nous fîmes route, sans daigner prendre la peine de longer le rivage. Le ciel était bleu et pur, le lac immobile; à deux heures de la nuit, nous nous trouvions entre la pointe du Diable et l’île Talim, au milieu du détroit de Quinabutasan. Nous avions fait treize ou quatorze milles depuis que nous avions quitté le village de Passig; il nous en restait six à parcourir pour toucher au terme de notre traversée.

Le lac de Bay est appelé à jouer un rôle trop important dans l’avenir de la colonie espagnole pour que nous n’essayions point d’en faire

  1. Riz cuit à l’eau.