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dit que le sabre de Roland avait passé par là[1]. Quelques bouquets d’arbres tapissaient cependant ces rochers volcaniques; mais pourquoi le feuillage de ces arbres frissonnait-il secrètement agité? pourquoi, au milieu du clair bassin dans lequel leur front se mirait, une pierre tombait-elle soudain, lancée par une main invisible? Monos! disaient nos bateliers. — Comment, Monos? — des singes? Mais avec l’avantage d’une pareille situation il n’est pas d’ennemis méprisables. Des singes, du haut de ces falaises, auraient défié toutes les armées de Rama. Nous aurait-on conduits dans une vallée de Roncevaux? Nos craintes heureusement ne tardèrent pas à s’évanouir. Les pierres qui de temps en temps venaient troubler le calme miroir du fleuve ne nous étaient pas adressées. Le peuple singe ne songeait qu’à faire des ronds dans l’eau; il ne s’était point armé pour repousser une invasion. Le soleil allait pénétrer dans cette large fissure comme au fond d’une caverne, quand nous nous décidâmes à battre en retraite. Emportés par un courant rapide, nous franchîmes sans accident les barrières que nous avions dépassées, et, après avoir erré quelque temps dans les bois, nous revînmes à Pagsanjan chercher un gîte pour la nuit.

Nous avions atteint l’extrémité orientale du lac de Bay. Le moment était venu de rétrograder vers Manille. Notre plan de campagne fut bientôt arrêté. Il fut convenu que nous suivrions le bord méridional du lac, sans jamais perdre de vue les pirogues qui portaient nos bagages. Au point du jour, nous prîmes congé de nos hôtes, à la bienveillance desquels nous dûmes l’avantage de pouvoir nous rendre à Santa-Cruz dans un birlocho. A Santa-Cruz, nous retrouvâmes nos pirogues. Le ciel était orageux, et les vents d’est semblaient disposés à fraîchir. Nos bateliers firent l’emplette d’une natte, l’attachèrent à deux bambous et se promirent de laisser désormais à la brise le soin de nous conduire. Il leur fallut quelque temps pour tailler et ajuster leur voile. Ce délai nous permit de parcourir le village.

Santa-Cruz renferme une population plus considérable que Pagsanjan. La cabecera a la physionomie grave d’une ville officielle; Santa-Cruz présente l’aspect affairé d’une cité marchande. Les maisons sont entassées l’une sur l’autre, les bords de la rivière sont couverts de pirogues : on reconnaît à ces signes un des principaux débouchés de la province. Les rues d’ailleurs diffèrent peu de celles des faubourgs de Manille : c’est toujours la même foule désœuvrée qui les remplit. Son coq dans les bras, l’Indien traîne ses pas nonchalans dans la poussière ou demeure accroupi sur le seuil de sa porte. Ce qui nous frappa le plus à Santa-Cruz, ce fut le gazon de sensitives qui bordait une partie des rues. Avant même que notre pied eût foulé ce moelleux tapis, la chaste plante avait replié et fermé ses feuilles. Nous avions trouvé là

  1. On peut voir près du cap Saint-Martin, quand on se rend de Marseille à Gibraltar, la montagne que ce héros trahi par Angélique fendit d’un seul coup de sabre.