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troupe d’élite, et, selon les règles de l’ancienne stratégie et la politique du cabinet de Madrid, avait été précieusement ménagée et n’avait pas encore donné, c’est-à-dire était restée inutile. Elle n’eut plus qu’à mourir. Condé l’assaillit de toutes parts avec ses escadrons victorieux, avec tout ce qu’il put ramasser d’infanterie, surtout avec son artillerie, et il finit, après une mémorable résistance, par la démolir de fond en comble[1] : elle périt presque tout entière à Rocroy.

Au bruit de cette bataille, où tout était merveilleux, la jeunesse du général, la hardiesse et la nouveauté des manœuvres, la grandeur des résultats, la cour et Paris ressentirent des transports d’enthousiasme. On avait redouté les derniers désastres, et on était sauvé, et on était victorieux, et on voyait s’ouvrir devant soi une longue suite de semblables victoires que promettait un pareil début. Depuis Henri IV, la France avait eu sans doute d’excellens généraux qui connaissaient bien leur métier et avaient eu des succès en Allemagne et en Italie; mais voici qu’il s’élevait un général de vingt-deux ans qui les effaçait tous, et créait une nouvelle manière de faire la guerre où l’audace était au service du calcul, comme Descartes et Corneille, qu’on me passe cette comparaison, venaient de créer une philosophie et une poésie nouvelles, pour servir de solide fondement ou d’éclatant interprète à des sentimens et à des pensées sublimes. Rocroy répond au Cid, à Cinna et à Polyeucte, ainsi qu’au Discours de la Méthode, dans l’histoire de la grandeur française : époque incomparable que nulle autre n’a égalée, et dont n’approche pas même celle du consulat après Marengo, parce qu’au milieu de toutes ses splendeurs le consulat n’a eu ni Descartes ni Corneille!

On se figure aisément l’ivresse de l’hôtel de Condé, quand un des camarades du duc d’Enghien dans les amusemens de Chantilly et de Liancourt[2], La Moussaye, qui lui avait servi d’aide-de-camp pendant toute la journée, apporta la triomphante nouvelle. Toutes les muses de Rambouillet, grandes et petites, chantèrent les exploits de leur brillant disciple. Les drapeaux espagnols pris à Rocroy furent étalés pendant

  1. Bossuet, dans son admirable récit de la bataille de Rocroy, en a parfaitement peint la fin, la destruction de l’infanterie espagnole; mais le grand évêque n’a pas même indiqué la manœuvre qui décida du sort de la journée. Il est à regretter que Napoléon n’ait pas fait sur les campagnes de Condé le même travail que sur celles de Turenne et de Frédéric, et qu’après avoir incidemment jugé, avec la supériorité du maître, et dignement relevé la judicieuse audace qui remporta la bataille de Nortlingen, où Condé ne craignit pas d’engager la seule aile qui lui restait pour rétablir le combat, au lieu de l’employer à faire une retraite bien difficile devant la cavalerie de Jean de Vert, il n’ait pas même consacré un chapitre à l’examen de la bataille de Rocroy, qui commence la nouvelle école, et de la bataille de Lens, qui en est le chef-d’œuvre.
  2. Voyez, dans la livraison du 15 juin dernier, les vers du duc d’Enghien adressés de Liancourt à La Moussaye et à Roussillon.