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l’observateur et devenu, pour l’escadre, une de ses traditions. C’est en travaillant, comme on le fit alors, à obtenir de grands résultats avec de faibles moyens, que s’est formée l’habitude de tendre sur tous les points à la perfection, le besoin de donner aux hommes, comme aux choses, toute leur valeur possible ; c’est sous l’empire de la pressante nécessité où nous étions tous de ne rien ignorer de notre métier, que s’est allumée cette soif d’instruction, qui n’était autre que le sentiment exalté de l’honneur, alors que chacun de nous attendait des événemens au milieu desquels il vivait l’occasion prochaine de montrer avec éclat ce qu’il savait faire.

Pendant tout le temps que dura la croisière du cap Baba, ce fut une lutte animée entre les deux vaisseaux l’Iéna et le Triton à qui ferait le mieux toutes choses. Nos jeunes matelots déployaient une ardeur au-dessus de leurs forces, et nous eûmes à déplorer bien des accidens causés par l’excès d’audace. La taille et la vigueur musculaire jouent un grand rôle dans les manœuvres nautiques, et comme dans toutes les marines les mâts, les voiles et les cordages ont à peu près les mêmes dimensions, notre population maritime, en général chétive et mal nourrie au moment où elle arrive sur nos vaisseaux, n’est guère en état de soutenir la comparaison dans son premier apprentissage avec celle des contrées du nord ; mais la bonne nourriture que le matelot reçoit de l’état et la vie régulière à laquelle il est assujetti à bord ne tardent pas de lui faire acquérir les forces qui lui manquent ; l’instruction fait le reste.

Sans les exercices et les manœuvres de tout genre auxquels on se livrait, la croisière eût paru longue. Rien ne venait apporter la moindre distraction à notre existence, aussi monotone dans sa régularité que peut l’être celle d’un couvent. Le mauvais temps lui-même, ce terrible et inévitable intermède des jeux maritimes, nous faisait défaut, et la constante beauté du ciel ajoutait encore à la longueur de nos journées.

Chaque matin, les deux vaisseaux se rapprochaient à petites voiles de la pointe du cap Baba, et une embarcation allait chercher le pain et la viande fraîche nécessaires à la nourriture de l’équipage. De temps en temps, quelques-uns d’entre nous obtenaient la permission de profiter de l’occasion pour aller passer une heure à terre. On débarquait derrière une grossière jetée en pierre capable d’abriter un ou deux petits bateaux, et, après avoir échangé quelques paroles avec les officiers de l’autre vaisseau descendus en même temps que nous, après nous être donné réciproquement ce qu’on appelle dans la langue du bord les nouvelles de la mèche[1], nous grimpions en toute hâte à

  1. A bord de tous nos navires de guerre, une mèche à canon reste toujours allumée sous la garde d’un factionnaire. C’est là que chacun va allumer sa pipe ou son cigare ; c’est là aussi que s’échangent toutes les nouvelles, tous les on dit du bord.