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Mahmoud livrait dans le divan tout le pouvoir aux agens de la Russie. La seule armée dont l’empire turc pût disposer courait à sa perte. Il devenait probable que les troupes russes seraient vite appelées au secours du jeune sultan. Ces troupes venant une seconde fois à Constantinople, tout portait à croire qu’elles n’en sortiraient plus : la puissance de la France dans la Méditerranée recevait par là un grave échec. La sortie de la flotte turque était aussi un fâcheux événement. Cette flotte, à ce que l’on croyait, était entre les mains d’officiers anglais. Un vaisseau de cette nation, arrivé depuis quelques jours à Ténédos avec mission d’escorter l’escadre ottomane, avait même envoyé son second commandant, le capitaine Walker, à bord du capitan-pacha. Nul doute que cette sortie des Dardanelles n’eût pour but d’aller chercher la flotte de Méhémet-Ali. Le gouvernement anglais se flattait de voir détruite ou du moins maltraitée dans le combat cette flotte égyptienne, qui lui semblait une auxiliaire toujours assurée aux forces navales de la France, et la ruine de Méhémet-Ali entrait dans les intérêts de sa politique.

Des trois grandes puissances intéressées dans la lutte qui allait s’ouvrir, il y en avait donc deux qui voulaient la guerre : la Russie pour affaiblir la porte et lui devenir nécessaire, l’Angleterre pour ruiner le pacha d’Egypte et du même coup l’influence française dans le Levant, et subsidiairement pour amener dans un combat naval la destruction d’un grand nombre de vaisseaux qui ne fussent pas les siens.

Le rôle de la France était tout tracé : elle devait s’efforcer de maintenir le statu quo. Les instructions données à ses agens étaient dans ce sens ; mais déjà notre diplomatie était débordée ; les aides-de-camp du maréchal Soult couraient en Syrie pour tenter, auprès d’Ibrahim-Pacha, un dernier effort qui ne devait point réussir. Le devoir de notre amiral était d’arrêter la flotte turque ; mais, avec deux vaisseaux pour tout moyen d’action, employer la contrainte était impossible. M. Lalande ne désespéra pas d’obtenir du capitan-pacha, par l’ascendant moral, ce qu’il ne pouvait lui imposer par la force.

Le lendemain, dès le point du jour, tout le monde était sur pied. Le soleil levant semblait sortir radieux des flancs du mont Ida, et promettait une magnifique journée. Nos vaisseaux avaient fait leur toilette, véritable toilette de guerre, par coquetterie d’abord, et puis par l’habitude où l’on est entre marines militaires de ne jamais se rencontrer sans prendre quelques précautions contre les surprises. Ces précautions, commandées par nos ordonnances, justifiées d’ailleurs par plus d’un exemple de trahison, étaient dans les circonstances actuelles plus qu’une affaire de routine. Tous les yeux étaient fixés sur la passe de Ténédos. Enfin, vers neuf heures du matin, nous voyons paraître le vaisseau anglais le Vanguard, qui se dirige vers nous sous petites voiles ; une forêt de mâts le suit à quelque distance, et bientôt