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sept ou huit cents hommes, et ayant besoin, pour le salut commun, de tout leur dévouement, de tout leur courage. Lorsqu’il voyait ces hommes fixant sur lui leurs regards avec confiance et semblant lui dire par un muet langage : « Oui, nous savons que notre sort est entre vos mains, mais nous nous fions à vous pour nous tirer de là par la supériorité de votre intelligence, et vous donnerez, nous en sommes sûrs, votre vie pour sauver le dernier d’entre nous ; » lorsque toutes ces voix semblaient n’en former qu’une seule pour lui tenir ce langage, pouvait-il se défendre d’une émotion profonde, pouvait-il ne pas sentir vibrer au-dedans de lui toutes les fibres les plus nobles de l’ame humaine ? Rien n’est plus propre à élever le cœur que cette confiance unanime d’un équipage pour son chef, que cet aveugle dévouement avec lequel tous jouent leur vie pour lui obéir, assurés qu’ils sont qu’il est prêt à en faire autant pour eux. Il y a dans ce commun danger et dans les communs efforts que l’on tente pour en sortir, dans cet engagement du capitaine et des matelots de se faire, s’il le faut, le sacrifice mutuel de leur vie, un lien moral, un véritable lien de famille, quelque chose de ce qui unit un père à ses enfans et des enfans à leur père. Quoi de plus paternel que l’obligation imposée au commandant d’un navire en perdition de quitter le dernier son bord ? Dût-il laisser échapper mille chances de salut qui lui sont ouvertes, dût-il n’avoir plus à sauver qu’un seul de ses hommes, c’est pour lui un devoir, ou plutôt c’est pour lui la prérogative du commandement dont il est le plus fier que celle de rester après tous sur la carcasse de son bâtiment près de s’abîmer. Et, il faut qu’on le sache, sur le nombre nécessairement si grand de nos navires qui, depuis de longues années, se sont vus réduits à cette redoutable extrémité, il n’y a pas eu d’exemple d’un capitaine que l’amour de la vie ait fait faillir à cette glorieuse et paternelle obligation[1].

J’en ai dit assez pour faire comprendre sur quelle base se fonde la discipline navale. Comme on le voit, l’affection et la reconnaissance réciproques entre le chef et les subordonnés y font plus que le déploiement de l’autorité et la rigueur des châtimens. Je m’éloignerais de mon sujet en m’étendant là-dessus davantage, et j’y rentre tout naturellement en disant que, malgré le laisser-aller de l’amiral, la discipline était parfaite dans l’escadre.

Si, en effet, aux jours de grandes manœuvres, cette escadre formait un tout qui semblait être dans la main de celui qui la commandait, si

  1. Je me trompe, il y en a eu un seul : en 1816, le capitaine de la Méduse, M. de Chaumareix, eut le malheur d’abandonner son équipage. Éternel sujet de reproche pour ceux qui avaient pu confier le pavillon de la France et la vie de trois cents hommes à la garde d’un officier assez éloigné des souvenirs du noble métier de marin pour avoir désappris jusqu’à la tradition de l’honneur !